🚨 Culture en Crise 🚨

Fiche thématique - Les vies du livre

Publié le 19/07/2024 par Mélanie
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Les Vies du livre

Quelles/combien de vies pour le livre ? Lors des différents entretiens réalisés, cette question autour des vies du livre était omniprésente. Le livre a cette particularité culturelle qu'elle ne connait pas de date d'expiration tant que l'objet n'est pas détruit.

Première vie, celle de la diffusion en bibliothèques, librairies et autres canaux de commercialisation. Puis d'autres vies avec la pratique du retour de la librairie vers les maisons d'édition et du désherbage en bibliothèques vers d'autres canaux de diffusion (dons, braderies, occasion...) ou de destruction (pilon, recyclage).

Les livres ont de multiples vies marchandes et non-marchandes. Un sujet qui requestionne la production et la destruction afin que le recyclage des livres ne soient pas une fin en soi.

D’un point de vue écologique, les vies du livre sont protéiformes. Elles revêtent un intérêt matériel, le livre peut se démultiplier et passer dans de nombreuses mains. Elles sont aussi un lien social et un moyen de permettre une autre accessibilité ; le don de livres ou la revente en braderies en sont des exemples. Elles sont symboliques, à cause de leurs obsolescence intellectuelle, certains livres ne peuvent plus exister pour leur contenu.

 

Les vies du livre sont multiples et en fonction des professionnel.le.s à qui l’on s’adresse, la réponse et les attentes seront différentes. Pourtant, le constat est qu’aujourd’hui, le livre n’est pas épargné par l’obsolescence programmée (comme le matériel informatique ou les produits manufacturés).

Selon les sources, entre 17% et 25 % des livres produits seront détruits avant même d’avoir été sortis des cartons.

Au-delà d’une logique d’économie d’échelle, de concentration et de surproduction, le livre apparaît comme un objet imprimé noyé dans une foule de pages ou marée livresque qui grossit d’année en année. 190 nouveaux titres sortent en moyenne tous les jours, ce qui correspond à la destruction de 165 000 livres/jour.
On ne peut pas parler de surproduction car cela mettrait directement en péril directement l'édition indépendante, mais alors pourquoi imprimer 100 exemplaires pour en vendre seulement 80 alors que l’on pourrait en imprimer 50 pour en vendre 80, dans le sens que pour un même livres, plusieurs vies sont possibles et il peut se revendre plusieurs fois.

 

La question autour des vies du livre est un débat qui doit animer toute la filière pour limiter le nombre d'ouvrages pilonnés. Re-penser les vies du livre, c’est aussi se projeter dans une réalité locale parfois hors de l'écosystème du livre car il n'existe pas une seule et unique solution.

La vie première et marchande d’un livre se fait en librairie.

Lors de ces rencontres, il apparaît que la temporalité du livre diffère en fonction du lieu d’implantation de la librairie, qu’elle soit rurale ou urbaine. Le syndrome de l’immédiateté, conséquence d'une société de consommation exigeante sur la disponibilité de ses biens de consommation, induit que le.la lecteur.ice dispose de son livre rapidement comme le proposent les géants du marché en ligne.

 

Pour l’Embellie à la Bernerie ou les Instants libres au Poiré-sur-Vie par exemple, la temporalité n'est pas la même qu'ailleurs : les livres « tournent » moins vite sur les tables et/ou les étagères, on leur laisse le temps d'être accompagnés.

Myriagone à Angers choisit d'attendre d’avoir un nombre suffisant de demandes par distributeur avant de commander les ouvrages afin de limiter les coûts de livraison. Le client devra donc attendre quelques jours de plus avant de disposer de ses ouvrages.

Les librairies ont aussi tout un rôle à jouer dans la durée de la prescription littéraire afin que le livre ne devienne pas jetable. On peut les mettre en scène afin de leur donner vie dans un espace, comme le font Myriagone à Angers, Maison Marguerite à Nantes et Le Rideau Rouge à Paris.

Plus qu'un lieu dédié à la vente de livres, certaines librairies et bibliothèques proposent des événements thématiques ou des services pour attirer de nouveaux publics et mettre en mouvement le livre faire sous un angle différent que celui de son actualité littéraire : soirées féministes en librairie (Les Bien-Aimé.es ou Maison Marguerite), débats Philo (L'Odyssée à Vallet, Maison Marguerite) jardinage, fringothèque, créathèque, création d’un bar (La Flibuste des éditions Rouquemoute à Nantes), artothèque à La Bulle à Mazé ou objethèque à la bibliothèque universitaire de La Roche-sur-Yon). La Canopée a aussi créé une ZAD, Zone à donner où les personnes peuvent venir récupérer des vêtements.
La Petite Gare à Rezé a vocation à devenir un espace multiforme qui se veut lieu de rencontres avec les habitant.es du quartier, espace de travail pour les professionnel.les du livre et de la lecture. Son inspiration est de créer un lieu du livre en imaginant de nouveaux ponts possibles; au côté d'une braderie de livres de bibliothèque, elle a organisé une vente de livres qui a très bien fonctionné. Pour faire écho à la vie de quartier dans laquelle elle est implantée, elle ne manque pas de mettre en avant les maisons d'éditions locales. 

La librairie l’Embarcadère à Saint-Nazaire ou Myfairbook mettent en place des comités de lecture afin de donner un souffle plus personnel aux livres. L’Embarcadère solde certains de ces livres non-retournés (pour cause de fin de commercialisation) au nom de l’association affiliée à la librairie à des lecteur.ice.s afin de créer un fonds de soutien lors de la venue des auteur.ice.s. L'association Alterlibris basée à Paris accompagne la diffusion de maisons d'édition associatives en ayant créé une librairie en ligne.

 

La sensibilisation auprès des lecteur.ice.s peut aussi être aussi une manière de permettre le rallongement de la vie du livre en librairie. L’Embellie à la Bernerie et Lise&Moi à Vertou réfléchissent à cette sensibilisation sous forme d’affichage au sein du lieu.
L’Embarcadère ou 85000 à La Roche-sur-Yon ont mis en place un bac à « livres moches ». Ce bac regroupe les livres abîmés qui seraient de facto renvoyés au diffuseur ou à la maison d'édition. Cela permet aux lecteur.ice.s de bénéficier d'une réduction (dans le cadre légale de la loi Lang) ou d’avoir une réduction sur un rayon occasion. La bibliothèque 1001 pages choisit de faire l’acquisition de livres défraîchis auprès des librairies puisque le livre de bibliothèque ne reste pas longtemps dans un état neuf.
La question du statut du livre dit "défraîchi" est en réflexion dans deux nombreuses maisons d'édition qui se pose la question de l'avenir de leurs défraîchis et des issus possibles pour eux. Le défraîchi est un livre abîmé qui peut difficilement être réintégré au circuit de vente de par son état. Toutefois, il amène avec lui des questions de stockage, de dons possibles et de potentielles évolutions de la loi sur le prix unique du livre. 

Une autre interrogation est aussi soulevée par la profession de l'édition. Elle concerne ce moment de latence entre la commande libraire et une potentielle réimpression de livres avant leur retour. Ces réimpressions sur des titres qui ne sont pas encore retournés mais en rupture parce que trop commandés font aussi partie du pilon et doivent amener l'interprofession à s'interroger sur une meilleure interconnaissance des pratiques de chacun des métiers de l'écosystème. 

La sensibilisation des professionnel.le.s du livre sur les vies du livre et les alternatives au pilon est essentielle. Elle prend la forme de groupes de travail comme à la Bibliothèque universitaire de l’UCO ou des ateliers d'intelligence collective en bibliothèque et à la sensibilisation à un ensemble d’enjeux sociétaux comme à la médiathèque des Sorinières. C'est également le cas dans l'espace COOLturel de La Divatte s/Loire qui a engrangé une réflexion d'écologie globale au sein de l'équipe en englobant des sujets inhérents à l'écologie sociale telle que l'accessibilité des publics queers. Cette bibliothèque a également créé une maison d'édition directement incluse dans l'établissement et avec les usager.ères. 

Comme tout écosystème, la filière du livre est inter-dépendante. Les professionnel.le.s de la diffusion et de la distribution ont un rôle essentiel à jouer pour optimiser les flux de déplacements et permettre d'allonger la durée de vie des livres.

La distribution permet d'acheminer les livres dans les points de vente et assure le rapatriement des retours au sein de leurs espaces de stockage. Le livre voyageur devient alors immobile, en attente. Pollen, distributeur ligérien, se questionne sur cette pratique de retour et de pilon. Dans un horizon assez proche, l’entreprise souhaite un arrêt complet du pilon en proposant à l’éditeur.ice l’envoi de l’ouvrage à une société de réparation/rénovation ou le rapatriement au sein de la maison.

Certaines maisons d’édition ont aussi opté pour la solution de réparation ou de rénovation de leurs livres comme les éditions Ricochet, dans le sud de la France.

En région, un ensemble d’éditeur.ice.s ne pratique pas le pilon, préférant garder les livres plutôt que de les voir finir en papier toilette ou journaux, bien que la question du stockage et de son coût soit un sujet. C’est le cas de PourPenser, La Cabane Bleue ou encore Bouclard. Mais pilonner, au-delà de l’objet manufacturé, c’est aussi pilonner le travail effectué et les heures passées pour obtenir cet objet.
La Cabane Bleue ou les éditions MeMo font des dons à des associations, des structures autour du social, de la santé, etc. Voce Verso favorise le don de livres en mutualisant le transport de l'enlèvement avec d'autres maisons d'édition par l'association réceptrice auprès du centre de distribution.

En Belgique, Zones Sensibles travaille avec le diffuseur Les Belles Lettres pour faire des tournées de représentant.e.s sur le fonds et non plus uniquement sur les nouveautés. Un autre exemple percutant est celui des éditions Rackham qui a a fait le choix de ne pas publier de titres en 2022 pour se concentrer sur son fonds.

Une initiative « éco-album » a été lancé dans l’Est, il proposait la revente de livres de maisons d’édition locales sortis de commercialisation.

Même si elle travaille déjà avec quelques maisons d'édition locales, Nantes Ecologie l'Air Livre aimerait travailler de manière encore plus approfondie avec les défraîchis ou les dons de ces maisons. 

Afin de toucher des publics différents et en cohérence avec la ligne éditoriale de la maison d’édition, certaines prennent des chemins de traverse et vendent leurs livres dans des épiceries, des musées ou des festivals en cohérence avec le contenu de l’ouvrage (ou à sa conception). Les éditions 303 diversifient dans ce sens leurs canaux de vente.

La librairie Le rêve de l’escalier à Rouen propose à ses client.e.s de mettre des livres en attente sur le même modèle des cafés en attente afin de permettre aux personnes sans abris ou en difficulté sociale de pouvoir lire.

Les Editions du commun à Rennes donnent leurs livres en fonction de la réalité sociale du lieu et de la thématique abordée : associations de quartier, bibliothèques autogérées ou pendant des évènements particuliers qui résonnent avec la substance du livre.

La nouveauté dans le secteur du livre est l'un des éléments les plus immergés de l'iceberg lorsqu'on parle d'écologie du livre. Elles étaient 60000 pour l'année 2023, elles sont donc un réel sujet et font couler beaucoup d'encre. L'Association pour l’Écologie du livre a lancé début 2024 une recherche-action de trêve des nouveautés, elle a été relayée et quelques librairies tels que l'Embarcadère s'en sont emparées. Toutes les professions sont touchées par cet enjeu - à diverses échelles. Les bibliothèques croulent aussi sous cet afflux et certaines ont décidé de calmer le jeu, c'est le cas de l'Echappée qui a décidé de ne plus les mettre en avant pendant quelques mois en mettant le mot "ralentir" au cœur de son projet. L'expression du ralentissement s'observe aussi dans la programmation culturelle. Ce sujet va de pair avec la question de la concentration éditoriale et donc la bibliodiversité. Moins mettre en avant les nouveautés permet de cultiver le fonds puisque bien souvent, les client.es et/ou les usager.ères n'ont pas explicitement conscience de ce qui relève d'une nouveauté brûlante ou d'une longue traîne. 

La dynamique territoriale est aussi une dimension indissociable de l’écologie du livre. L'interconnaissance permet de favoriser les relations entre professionnel.le.s du même bassin économique et est primordiale pour assurer un partenariat efficient : mise en avant des maisons d’édition du territoire dans les bibliothèques ou les librairies, travail étroit entre les bibliothèques et librairies locales, invitation d'artistes locaux...

Parler d’ancrage local dans les vies du livre, c’est aussi imaginer un écosystème intégré pleinement dans l’économie sociale et solidaire afin de permettre des passerelles avec des associations autour du livre. Escal’livres, à la médiathèque de Rezé, propose certains ouvrages issus du désherbage à des associations ou structures sociales spécifiques et en fonction de leur objet. La bibliothèque Condorcet à Bouguenais a quant à elle mis au point un circuit de désherbage sous forme de braderie, dissémination dans des boîtes à livre du quartier, don à des associations, appel à des associations de recyclage locales. De plus, elle a conçu une fiche pour aiguiller ses usager.ères qui souhaitent donner leurs livres vers des associations concernées. La médiathèque de l'Echappée a rédigé un cadre d'équipement de ses documents en sondant leurs usages et en communiquant sur son acte de na pas toujours couvrir. La bibliothèque départementale de Loire-Atlantique a lancé une grande expérimentation concernant l'équipement de ses documents, pour un même titre prêté à une bibliothèque communale, un exemplaire sera couvert et l'autre non. Elle réfléchit à inverser les chiffres de son pilon en impliquant des associations départementales à la réception de don en corrélation avec leurs besoins. 

Le tissu associatif très riche de la région permettrait d’aller encore plus loin afin de faciliter la multiplicité et de rallonger les vies du livre. C’est ce qu’a voulu expérimenté Mobilis en proposant aux maisons d’édition locales de venir vendre leurs défraîchis en les soldant dans les limites de la loi Lang lors de la « défraîcherie-braderie » du festival « Deux-Mains » des Ecossolies.
Mobilis continue alors de réfléchir à toutes les possibilités qu’offrent les vies du livre en terme d’ancrage local et de facilitation pour les professionnel.le.s du livre et de la lecture. L’association travaille actuellement à la constitution d’un annuaire des vies du livre visant à recenser les besoins des professionnel.les et de proposer des solutions aux problématiques.

 

Pour tout partage d'expérience en lien avec les vies du livre, n'hésitez pas à contacter Mélanie Cronier : melanie.cronier@mobilis-paysdelaloire.fr

 

Pour aller plus loin  :

- Presses de l'enssib : « Engager les bibliothèques dans la transition écologique »

- Prologue ALCA : « Livre et cinéma : des filières responsables ? »

-La Libre : « Pourquoi nous, libraires, faisons la trêve des nouveautés »

- Slate : « Détruits sans avoir été lus: le funeste destin des livres invendus »

- Actualitté : « Écologie : faut-il interdire le recyclage des livres ? »

- Campus matin : « Bibliothèques universitaires : des missions loin des collections »

- ABF Bibliothèques vertes : « Exemple de service vert #4 : les objethèques »

- Nectart #16 : « Urgence climatique, changer de culture », ed. L’Attribut

- ABF Bibliothèques Vertes : « Désherber et après ? Décryptage Loi Robert »

– France Info : « Le livre, un pollueur discret »

- Les mécaniques du livre, les éditions du commun : « Le livre et l’écologie »

- Libération : « On achève bien les bouquins. »