La lecture, intrinsèquement, conjugue le verbe partager. Un livre lu et aimé provoque toujours une envie d’échanger, de conseiller, de transmettre. Cette impulsion naturelle, sous d’autres formes et pour d’autres raisons, touche aussi l’ensemble des professionnels concernés qui font exister le livre.
Une porosité abolit les frontières entre les professionnels et les lecteurs : éditeurs en relation de plus en plus étroite avec leur lectorat au travers des évènements, librairies confirmant leur identité de lieux de proximité, bibliothèques affirmant la médiation comme cœur de métier, auteurs n’ayant jamais autant échangé avec leurs lecteurs, structures de promotion œuvrant pour faire vivre les écrits... L’espace numérique prolonge de surcroît ces échanges et offre de nouvelles formes de collaborations dans l'éco-système du livre et de la lecture.
L'identité du lecteur est partagée elle aussi en fonction des zones d’attraction de l'univers du livre : usager des bibliothèques, il est aussi le client incontournable et nécessaire au commerce du livre, le spectateur curieux des moments de rencontre, il est acteur lorsqu’il s’engage et collabore sous différentes formes au vivace de la lecture.
Le partage est multiforme et il renvoie aux différentes acceptions qui travaillent l’espace du livre et de la lecture : engagement, collaboration, participation, échange.
Bibliothèques : la lecture publique en partage
Qui mieux que le dispositif des bibliothèques publiques incarne le partage de la lecture ? Le principe fondateur des bibliothèques - l'accès offert gratuitement, pour tous les citoyens, à tous les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile - est un moteur d'action. Au fil du temps, avec des moyens de plus en plus contraints, un lectorat en mutation et une société en proie aux difficultés économiques, il est toutefois nécessaire pour les professionnels de requestionner sans cesse leurs modus operandi.
Le lecteur est un citoyen comme les autres, c'est ce qu’a bien compris la mairie de Nantes en lançant un dialogue citoyen (voir la vignette ci-dessous) sur le thème Quelle bibliothèque pour demain ? Le recrutement des participants a remporté un franc succès (deux fois plus de candidats que de places), signe que les questions de lecture publique sont partagées par les élus comme par les habitants.
Des équipements municipaux en passant par les bibliothèques départementales et les bibliothèques intercommunales en développement, les professionnels du secteur s’accordent tous pour souligner le changement de pratique des bibliothécaires : la médiation est progressivement devenu le cœur du métier.
Pour Sandrine Bernard, directrice du BiblioPôle (49) qui intervient également dans le Master Métiers des bibliothèques à l’université d’Angers, « le métier évolue en ce sens, la jeune génération est davantage formée à la médiation qu'à l’acquisition. En bibliothèque, aller vers les autres est fondamental, tout en gardant une bonne connaissance du livre pour être médiateur sur un contenu. Il faut être bibliothécaire tout terrain ! »
Jean-Charles Niclas, directeur de la bibliothèque municipale d’Angers, explique de son côté avoir réalisé une charte de la médiation à vocation interne, pour ses équipes. « Notre raison d’être, c’est le public, et pas nos collections. Ces dernières, surtout celles de lecture publique, sont bâties pour lui. Cela répond au souci d’égalité d’accès à la culture pour tous. La liberté du choix est un concept très important dans nos préoccupations actuelles. »
Pour favoriser un meilleur accès à tous, les bibliothèques sont incitées à ouvrir sur des horaires plus adaptés à la disponibilité de ses usagers. Angers ouvre ainsi désormais la médiathèque centrale Toussaint le 1er dimanche de chaque mois, tout comme Laval et d'autres établissements du territoire.
Dans leur quête de développement de leurs usagers, les bibliothèques se préoccupent aussi particulièrement des publics dits « empêchés ». Les actions « hors-les-murs » menées pour ces lecteurs éloignés des lieux du livre sont des actions qualitatives plutôt qu'évènementielles. Elles sont nécessaires pour permettre aux bibliothèques de ne pas vivre en vase clos, uniquement centrées sur leur public acquis. Souvent programmées sur la période estivale dans les villes, les actions hors-les-murs s’installent aussi parfois dans la durée. Le BiblioPôle initie ainsi depuis 2015 une collaboration avec les MDS (Maisons départementales des solidarités) pour favoriser la sensibilisation les jeunes enfants à la lecture. Quant au portage de livres à domicile, initié il y a 10 ans à Angers, il se développe de plus en plus sur toute la région, parfois en collaboration avec des EPHAD ou des associations de personnes âgées.
Enfin, au sein des hôpitaux, des antennes de la Bibliothèque pour Tous existent depuis longtemps grâce au travail de bénévoles ; il est cependant plus rare d’y trouver des bibliothécaires professionnelles : c’est pourtant le cas au CHU d'Angers depuis plus de trois ans, qui développe une forme originale et reconnue de partage du livre.
Le livre partagé entre bien culturel et bien marchand
L’accès au livre passe aussi par un territoire où l’offre commerciale se partage entre grandes enseignes et librairies indépendantes, entre produit culturel et littérature à défendre.
Les grands centres commerciaux se sont emparés du livre en créant des espaces spécifiques, identifiés comme tels : Cultura, Espace culturel Leclerc, U-culture... pas moins de 53 de ces lieux sont installés sur la région Pays de Loire, auxquels s’ajoutent 3 Fnac. S'ils contribuent à rendre la lecture accessible sur le territoire, on peut aussi leur reprocher d'homogénéiser l’offre et de créer une concurrence forte aux librairies des centres villes, contribuant parfois à leur disparition.
Pourtant la librairie indépendante résiste : 82 d'entre elles ont été répertoriées par Mobilis en 2016, et depuis 2014, il y a plus d’ouvertures que de fermetures dans la région. Parmi les raisons possibles qui favorisent ce maillage relativement harmonieux du territoire, Delphine Ripoche de l’Alip (l'Association des Librairies indépendantes en Pays de Loire) pointe le soutien important apporté par le Conseil régional et la Drac, particulièrement en zones semi-rurales où les librairies font souvent défaut. La priorité des institutions régionales est également d'encourager le maintien des librairies existantes via des aides à la reprise. Outre l’apport et le prêt bancaire personnel, le candidat repreneur peut ainsi bénéficier d’un dispositif national de soutiens et de prêts. Ce métier de passion fait ainsi œuvre de résistance face au rouleau compresseur d’une pensée et d’un marché uniques, défendant la diversité éditoriale et la force des voix singulières moins médiatiques, se positionnant comme acteur culturel à part entière sur le territoire. À ce sujet, les Fables d’Olonnes, librairie tenue par Pierre Denis et Sylvie Martineau offre un point de vue intéressant (voir la vignette ci-dessous).
Le lectorat est également partagé dans ses pratiques et choix d’achats avec, en plus, l’offre démultipliée par la vente en ligne. La concurrence de cette dernière est difficilement mesurable même s’il est évident que des groupes comme Amazon, Decitre ou Fnac.com développent à grande vitesse leurs parts de marché. Pour tenter de s'aligner sur cette offre, certaines libraires ont créé leur propre site de vente en ligne.
Afin de proposer une solution alternative globale pour les librairies indépendantes ligériennes, l’Alip travaille au projet d'un portail régional pour ses adhérents, sur une formule mixte : commande en ligne et retrait en magasin, afin d’encourager le déplacement dans les librairies.
Il semblerait bien que le lecteur soit un « consomm-acteur » : son achat en librairie est une marque d’engagement pour ces lieux de proximité. On peut voir dans l’ouverture de plusieurs cafés-librairies ces derniers temps cet indice d’une communauté forte entre le libraire et ses clients. Eloïse Boutin a ouvert sa librairie-salon de thé L’Embellie, à La Bernerie-en-Retz il y a trois ans. Elle explique ce choix non par intérêt financier mais par volonté de créer un lieu convivial et de partage : « ça encourage les gens à entrer dans la librairie, un lieu qui peut paraître impressionnant pour certains ; je vois des gens qui en entrant en ne se connaissaient pas, et qui une fois assis se mettent à échanger. » La bourse Lagardère qu’elle a obtenue en 2015 salue et encourage son travail.
Les tempos du partage
Comme en atteste le guide des évènements littéraires 2016 disponible sur le site de Mobilis, plus de 70 manifestations et d’évènements ponctuent l’année sur le territoire. Ces temps forts réunissent public, auteurs, libraires, associations, professionnels et bénévoles. On y croise le livre dans tous ses états : littérature (poésie, polar, jeunesse, étrangère, régionale), BD, contes, philosophie...
Pour encourager le développement des pratiques d'animation autour de la lecture et de l'écriture, Festi'malles est organisé tous les deux ans : la cinquième édition se déroulera du 28 au 30 septembre 2016 au château de la Turmelière à Liré - Orée d'Anjou (49). Le fonctionnement du comité de pilotage de cet évènement est exemplaire en terme de partage des décisions et des charges de travail (voir la vignette ci-dessous).
Souvent peu mises en lumière, les actions de médiation en faveur de la lecture ont besoin du temps nécessaire à la connaissance et à la reconnaissance avec les publics non lecteurs. À Nantes, dans le quartier de Malakoff, une action en faveur de la lecture pour les enfants s’est mise en place depuis plus d’un an.
« Nous sommes livres » est un projet collectif qui associe l’Espace lecture, une bibliothèque associative, deux écoles maternelles et les éditions MeMo. De multiples actions accompagnent les enfants et leurs familles tout au long de l’année. Une conviction sous-tend ce collectif : le livre doit être accessible à tous et le plaisir de la lecture doit débuter tout petit.
Programmation évènementielle et médiation au long cours ne sont pas pour autant opposée comme le souligne Magali Brazil de la Maison de la Poésie de Nantes : « une seule programmation n’a pas de sens si on ne mène pas un travail pour créer le lectorat de demain. Ce ne sont pas les mêmes partages : le partage avec des publics éloignés est de l’ordre de la pédagogie.
Partager le poème avec des publics non lecteurs nécessite du temps, il faut se laisser le temps pour faire comprendre aux gens que tout le monde peut s’autoriser à la poésie, puis se faire son chemin à travers elle. » Ces actions de médiations s’adressent principalement à deux publics : les scolaires et le milieu pénitentiaire.
Marc Perrin a mené dans ce cadre une série d’ateliers d’écriture dans les prisons de la région sur le thème « Tenir journal ».
Cette nécessité d’une durée, qui accompagne le partage fécond et s’oppose à l’accélération dictée par l’époque, est perceptible dans le cadre des résidences d’auteurs de la Maison Gracq.
Ces résidences s’étirent dans le temps, de façon non consécutive, en fonction des partenaires et des auteurs ; deux mois de résidence peuvent ainsi se répartir en plusieurs séjours d’un même auteur sur une demi-année. Cathie Barreau explicite ce choix : « Ça permet de réfléchir sur des actions à mettre en place dans un futur plus éloigné. Ça crée une forme de compagnonnage qui est précieux pour la Maison, pour les écrivains et pour le public qui a le temps de découvrir un auteur. »
Rencontre avec ce lieu singulier où le partage se conjugue à tous les temps.
La création en partage
De son côté, la rue Geoffroy Drouet, à Nantes, est un véritable creuset éditorial. Y sont installés entre autres l’Atelier Radar, l'agence Page 13, les éditions associatives Vide Cocagne, les éditions Joseph K et les éditions Ici Même. La librairie La Vie devant soi, ouverte en octobre 2015, se trouve un peu plus haut dans la rue Maréchal Joffre.
C’est dans ce microcosme que le collectif Sans Shérif, espace de travail partagé entre indépendants du métier du livre, s’est installé en janvier 2016. Le coworking, venu des USA, s’est développé en France depuis le tournant des années 1995. Ce « tiers-lieu » offre une alternative dynamique au travail à domicile où il est difficile de mesurer le temps passé sur un projet et où la solitude est parfois cruelle.
Même constat au Bocal, espace de travail partagé ouvert en avril 2014 à Laval et qui réunit 7 coworkers liés aux métiers de la culture. D’horizons professionnels plus diversifiés que les membres de Sans Shérif, ils y trouvent cependant la même dynamique d’échanges stimulants.
Le livre est une œuvre collective, particulièrement entre auteur, illustrateur et éditeur. Ces collaborations interrogent aussi les modes de répartitions du prix de vente du livre. Les métiers de création ne rendent pas riche, à quelques exceptions près, tant la situation économique est tendue.
La récente pétition de la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse dénonce le faible pourcentage (6%) accordé en rétribution sur la vente H.T. du livre à ces derniers. Christophe Alline s’en faisait récemment écho dans le magazine de Mobilis.
Mais malgré tout, la création résiste, se nourrissant elle aussi des échanges entre créateurs. Valérie Linder, en explique les bienfaits. Illustratrice plasticienne installée à Clisson, elle est également enseignante à temps partiel. Son salaire lui permet de créer en total liberté et ses postures de pédagogue et d’illustratrice s’enrichissent l’une l’autre.
Partage et numérique
Le web, espace d’échanges et de communication, a amplifié et développé les formes de partage par la neutralisation des distances et la réactivité quasi instantanée offerte par les réseaux sociaux. Facebook en est devenu l’outil principal, quelque soient les critiques qu’il rencontre sur l’exploitation des données ou sur son sens particulier de la censure. Cet outil permet à chacun la construction d’un réseau personnel par le choix des contacts qui nourrissent un fil d’actualité en fonction des centres d’intérêts ou de ses objectifs. Il tisse ainsi des affinités sélectives de partage d’informations. Pour les acteurs du livre et de la lecture, il donne la possibilité d’un dialogue avec les lecteurs en regard des actions menées qu’il annonce et prolonge.
Parmi ces actions, la vogue du financement participatif en ligne permet le partage d’idées pour, collectivement, défendre ou promouvoir un projet et organiser une contribution financière. Marie Voisin en a fait l’heureuse expérience pour le financement du projet de sa future librairie à Chalonnes-sur-Loire en dépassant l’objectif des 10 000 € nécessaires à son apport personnel. Son succès est lié autant à la communication qu’elle a su mettre en place sur Facebook qu’à l’engagement local aussi bien des élus – l’idée du crowdfunding lui a été soufflée par l’un d’eux – que des lecteurs attachés à voir naître une librairie dans leur ville.
La réactivité du réseau modifie également les processus de création par le partage possible d’un travail d’écriture en cours.
Marc Perrin, l’a expérimenté comme une chambre d’échos lors de l‘écriture du premier volume de Spinoza in China. Souhaitant partager son travail en cours, il a posté en ligne des extraits de son manuscrit : « J’avais envie que ce que je sentais " bon " circule au plus vite. Sur Facebook, le retour est immédiat - même s’il est minime. Mais surtout, en postant des extraits, je savais que le travail serait possiblement lu. Du coup je n’étais plus seul avec le texte. Ça rejoint pour moi le travail que je mène en performance et en improvisation, où je tente de faire coïncider le moment d’écriture et le moment de sa réception, par ce temps partagé de présence commune. »
Même partage du travail en cours via le Tumblr d’Eric Pessan « Parfois je dessine dans mon carnet » par une publication quasi quotidienne de janvier 2013 à décembre 2014. Cette mise en ligne a suscité de la part des éditeurs des propositions de publications parmi lesquels Eric Pessan a privilégié les éditions de L’Attente, avec qui il avait déjà réalisé deux ouvrages.
Guénaël Boutouillet, par sa pratique ancienne de l’outil, apporte également un éclairage intéressant sur cette question du partage sur le web (voir vignette ci-dessous).
Dans les bibliothèques, le numérique offre des moyens de partage renforcé de la lecture tout en demandant aux acteurs de la lecture publique de développer de nouvelles formes de médiations adaptées aux livres numériques.
Les ressources consultables à distance, comme les catalogues en lignes ou les espaces dédiés au numérique pour les inscrits, démultiplient les possibilités d’accès au choix du prêt. Les liseuses arrivent progressivement dans les bibliothèques et posent la question complexe de l’offre éditoriale qui peut leur être rattachée, hormis celle des ouvrages classiques du domaine public. L'offre PNB (le prêt numérique en bibliothèque) permet aux usagers de télécharger des livres numériques dont le texte est chronodégradable à la fin de la période de prêt.
Pour Sandrine Bernard, directrice du BiblioPôle (49), les avis sont divergents sur ce type d’offre à cause de son coût. Elle a pourtant le mérite d’exister et d’être légale, en associant tous les acteurs de la chaine du livre. S. Bernard pointe aussi l’enjeu du numérique pour la lecture publique : « il est essentiel de permettre aux bibliothèques de rester au cœur des innovations sans que le chemin des lecteurs se détourne des lieux. Nous devons trouver notre place dans ce nouvel écosystème : être médiateur du numérique. »
Pour cela, des compétences informatiques nouvelles sont nécessaires aux bibliothécaires afin qu'ils soient en mesure d'être des passeurs. Il arrive que des lecteurs passionnés d’informatique partagent leurs connaissances avec eux, en particulier dans les petites bibliothèques. Mais tous les usagers ne sont pas égaux dans ce domaine, et la sensibilisation des lecteurs à ces nouveaux outils est un facteur important d’égalité aux ressources. La mise en place de la Fabrique du numérique par le BiblioPôle dans plusieurs bibliothèques de son réseau (réseau des médiathèques de la commune Loire-Authion, Réseau Lire en Layon, Juigné-sur-Loire), œuvre en ce sens via des ateliers participatifs consacrés aux Fab Lab.
En conclusion...
Ce tour d’horizon non exhaustif donne à entendre combien partager s’allie à l’engagement et à la passion des acteurs rencontrés. Ce partage passe par une recherche d’équilibre sur le territoire via les collaborations naturelles et nécessaires, tissées et renouvelées en faveur de la lecture et du livre. Cette communauté impliquée résiste aux dévoiements possibles du sens du partage sous le signe de la consommation. Les bénéfices dont il est question ici ne sont pas cotés en bourse, ils renforcent les échanges, l’ouverture et la recherche d’égalité d’accès au livre pour tous par des formes et des actions diverses.
Il n’est pas inutile, pour conclure, de reprendre l’évocation par Marc Perrin de la définition du désir selon Deleuze et Guattari. Non pas une économie du manque, tel que Freud l’avait défini, mais le désir entendu comme « de la mise en relation, de la production. C’est : ce qui est en train d'avoir lieu, ce qui est beaucoup plus joyeux. »
Et cette joie, souvent entendue dans les entretiens qui ont donné matière à ce dossier, signe les forces vives au travail dans le partage.
Dossier réalisé par Antoinette Bois de Chesne.