Dossier COMMENCER - Le miracle des débuts

Publié le 10/05/2015 par Jasmine Viguier
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Quand commence l’écriture d’un livre ? Comment et avec quelles attentes le lecteur choisit-il un livre pour en commencer la lecture ? Comment le tout petit enfant s’empare-t-il du livre ? Quelle énergie, quel désir de partage et de transmission accompagnent les acteurs du livre et de la lecture, qu’ils soient éditeurs, libraires, bibliothécaires... lorsqu’ils créent, construisent, démarrent un projet ou bien poursuivent la mise en œuvre d’actions favorisant les commencements ?

Au commencement tout est ouvert. Moment de grande intensité et de liberté dont on ne dit jamais assez combien celle-ci est nécessaire au surgissement de toutes les potentialités d’un texte, d’un projet, d’une situation...

Au commencement on ne sait pas ce que sera le livre dont démarre l’écriture ou la lecture, la bibliothèque que l’on construit, la programmation que l’on élabore, la librairie que l’on crée... Au commencement on ne sait pas et l’inconnu porte à aller de l’avant. Au cœur de ces commencements : le livre toujours.

À LIRE DANS LE DOSSIER

Commencer un livre : l’écrire, l’illustrer

À l’origine de la chaîne – non, préférons le terme circuit, choisissons dès le début la circulation plutôt que l’enfermement –, il y a le livre écrit, illustré, traduit... par l’auteur, l’illustrateur, le traducteur... Sans cet acte premier de création, pas de lecteurs et pas non plus d’éditeurs, de librairies, de bibliothèques, de festivals ou de salons, de rencontres ou d’échanges...

C’est d’une telle évidence qu’il n’est en rien question de le démontrer, mais plutôt de s’interroger. Qu’est-ce qui donne l’impulsion du départ ? Les premiers mots écrits, parfois jetés à la hâte sur le papier ou saisis sur téléphone ou tablette sont-ils les prémices de quelque chose ou déjà un aboutissement ? Comment cela se passe ? Où se situe le commencement d’un livre, en particulier quand il s’agit de fiction ?

« Il faut que je sois amoureux d’un personnage » - Martin Page (auteur)

Auteur de romans pour les adultes et la jeunesse, Martin Page pose d’emblée la question du désir : « Il faut que je sois amoureux d’un personnage, d’une situation, d’un sujet... C’est quelque part le même élan créatif qui préside à l’écriture de tous mes livres, livres numériques compris. » (FAIRE LIEN).
En écho au désir vient le corps qu’évoque la poète Sophie G. Lucas, auteur notamment de Carnet d’au bord paru aux éditions Potentille en 2013 : « Tout commence par le corps. De l’agitation. Des insomnies. De l’impatience. Je “décroche" un peu. J’ai la tête ailleurs. Les prémices d’un nouveau livre s’imposent à moi, mais c’est quelque chose qui s’est travaillé longtemps avant, de manière inconsciente. Et quand je lis mes notes prises tout ce temps, sans projet précis, en fait, un projet était déjà à l’œuvre... »

Dans la tête ou dans le corps, cela commence en tout cas avant le début du travail qui donnera corps au livre et souvent ailleurs que sur le carnet dédié ou le fichier informatique. « Pour moi l’écriture d’un livre commence d’abord par une idée qui doit suivre son chemin et mûrir longtemps », nous dit Wilfried N’Sondé, qui a publié cinq romans chez Actes Sud dont Berlinoise. «Ce processus mental est très important, la rédaction en elle-même n’en est que la dernière phase. »

« Je lis le texte une première fois, puis j’y reviens plus tard. Dans ma tête je sais que le travail s’est mis en marche. » - Valérie Linder (illustratrice)

Pour Valérie Linder, qui a illustré les livres de nombreux poètes dont Ariane Dreyfus et Amandine Marembert, commencer l’illustration d’un texte, c’est justement commencer par ne pas l’illustrer: « Je lis le texte une première fois, puis j’y reviens plus tard. Dans ma tête je sais que le travail s’est mis en marche et qu’il s’agit d’une énigme à résoudre. Au début, les images ne s’imposent pas, pourtant je sais que cela va arriver. »

Si avec le temps et au fil des livres, des « habitudes » se font jour (« J’ai par exemple de moins en moins de difficultés à considérer l’ensemble d’un roman dès les premières pages », précise Wilfried N’Sondé), il reste que pour Éric Pessan, auteur de romans, nouvelles et pièces de théâtre, « chaque livre invente sa propre genèse.
Parfois, j’ai une idée précise de ce que je veux faire, parfois je cherche, je tâtonne, j’accumule les notes, les fragments, (...). J’ai souvent l’impression que le commencement procède d’une brusque émulsion entre de très nombreux éléments. J’ai tout en moi, tout dans mes carnets, mais il manque quelque chose, il manque des liens, et – d’un coup – l’image globale du texte s’assemble. Le démon avance toujours en ligne droite [paru en 2014 aux éditions Albin Michel] a été mon texte le plus long à commencer.»

Brusque émulsion, désir, questionnements à l’œuvre mettent ainsi en marche le « montage » du livre, sa lente et patiente construction qui font de l’auteur un architecte, ainsi que l’évoque la poète Marie de Quatrebarbes au sujet d’un livre en cours d’écriture : « Il est arrivé un moment où j’ai eu besoin de penser cette petite constellation [de textes] comme un ensemble, de voir du moins si leur somme pouvait se structurer en livre. Et là, quelque chose s’est produit de l’ordre de l’architecture. Il a fallu penser la composition, mettre à plat (...), de façon à ce que le livre se “monte” ailleurs. Plutôt du côté du récit. »

Enfin, n’oublions pas que tout commencement se fait aussi avec ce qui a eu lieu avant, même quand il s’inscrit en rupture, comme le rappelle Sophie G. Lucas. « Chaque nouveau projet est comme premier, mais nourri, malgré tout, des précédents.»
À l’autre bout, il y a le lecteur à qui, même s’il n’est pas présent à l’esprit de l’auteur lors de l’écriture, le livre est adressé une fois qu’il est publié. Car sans lecteurs, que deviendraient les livres et leurs auteurs ? Autre évidence que celle-ci, qui nous conduit vers de nouveaux commencements...

Commencer un livre: le toucher, le goûter

Lire un livre, c’est toujours quelque part le faire sien même lorsqu’il est prêté ou emprunté pour un temps donné, c’est s’approprier l’objet et son contenu et, ce faisant, se construire soi-même et redéfinir son rapport au monde. Rien de moins !

Cependant tout est loin de commencer avec la lecture. En réalité, la rencontre avec le livre peut avoir lieu bien avant, alors même que l’enfant est encore un bébé, que les lettres lui sont inconnues et que son univers est peuplé de sons et d’images. Ces rencontres-là préparent plus qu’on ne l’imagine le terrain des apprentissages à venir et construisent le lecteur de demain.
L’importance de l’histoire, lue à voix haute à la maison ou racontée par le bibliothécaire, le conteur ou l’éducateur de jeunes enfants à de petits groupes, est aujourd’hui reconnue par tous. Entendre les voix, les comptines et ritournelles, les reprendre avec l’adulte, observer les images, s’attacher à un personnage... Le livre, espace d’imagination nécessaire, outil d’évasion et de relation, est un objet précieux dans l’éveil au monde du tout-petit.

Les débuts du tout jeune enfant avec le livre commencent par un contact répété avec l’objet qui lui aura été offert ou que l’on aura choisi pour lui. Le bébé manipule le livre, touche les pages, cherche à attraper les personnages ou encore fait de la musique avec son doigt sur le papier glacé... Et longuement il recommence, écoute ce « chant » du livre. Il le goûte aussi, car avant de dévorer le texte, le tout jeune enfant dévore le livre.

Il plante ses dents dans la couverture, lèche et machouille les coins... Il tord les pages, ébauchant ainsi le geste de les tourner. Il reste encore à faire pour que soit acceptée la courte durée de vie de ces livres, liée à cette manipulation de tous les sens. Mais déjà les éditeurs, sans rien sacrifier au contenu, les ont cartonnés. Les bibliothèques renouvellent plus fréquemment ces fonds quand leur budget le permet.

Comment dès lors favoriser cette rencontre et ainsi atténuer l’inégal accès aux livres selon la situation économique, sociale et familiale ? À Nantes, les éditions MeMo font dans ce domaine un travail remarquable (FAIRE LIEN). En Mayenne, le projet culturel Croq’ les mots, marmots !, mis en œuvre par les cinq communautés de communes du pays de haute Mayenne, mène de son côté une action de terrain conséquente, organisant un salon du livre pour les tout-petits, des journées de formation professionnelle et des rencontres d’auteurs et d’illustrateurs dans les écoles.

Commencer un livre : le lire

Plus tard, l’acquisition de la lecture, étape ultime et nécessaire, consacre le début d’un voyage plus intime et personnel parmi les livres. L’enfant puis l’adulte, lecteur autonome, navigue dans les possibles des livres qui s’offrent à lui, qu’ils aient été achetés, empruntés, prêtés par un ami, conseillés par un collègue ou chroniqués dans un média.
Pourquoi et comment commence-t-on la lecture d’un livre ? Si on accepte de laisser de côté les lectures obligatoires, scolaires ou professionnelles, pour s’attacher aux lectures de livres de fiction, nées du désir ou du hasard, la question prend un éclairage différent. Elle a été posée à une vingtaine d’étudiants en deuxième année d’info-com à l’IUT de La Roche-sur-Yon. Leurs réponses révèlent sans surprise une grande diversité dans les raisons et la manière de commencer un livre, mais aussi que ce commencement n’est pas toujours là où on l’imagine.

Il y a d’abord les raisons liées au livre : son titre, sa couverture, ce qu’il en a été dit ; et les raisons liées au lecteur : son humeur, ses envies...
Et certains livres attendent parfois longtemps avant d’être ouverts et commencés au « bon » moment.

Parfois, le commencement se situe avant même d’avoir le livre en main : « Je commence un livre par les autres », nous disent-ils. Ou encore plus précisément : « Je commence un livre dès qu’on me le conseille ».

Souvent, c’est la couverture qui incite au commencement, on la regarde, on en lit le titre, « elle est pour moi la première page du livre ». Benjamin Reverdy, fondateur du collectif nantais Carré Cousu Collé qui rassemble des amoureux du livre, de son objet et de son contenu, insiste sur l’importance du design de la couverture, véritable porte d’entrée dans la lecture : « Dans la littérature comme dans la musique c’est souvent par l’image (l’artwork d’un disque, la couverture d’un livre) que l’on “rentre” dans l’univers de l’auteur ou de l’artiste ; et aussi par l’objet physique (contact de la pochette du vinyle, du livret d’un CD, choix du papier d’un livre...).
Pour moi, la première porte d’entrée est cette image, cette sensation, ce côté tangible (il m’arrive par exemple de “tester” la qualité du papier de la couverture ou des pages intérieures). »

À l’inverse, la quatrième de couverture fait moins l’unanimité. Incontournable pour certains, elle est volontairement ignorée par ceux préférant en savoir le moins possible. Enfin, ces lecteurs nous rappellent que les livres se commencent aussi par la fin, et ce pour des raisons propres au livre ou au lecteur, et que la lecture est loin d’être aussi linéaire et chronologique qu’on ne le pense.

Très présente est par ailleurs l’idée de rituels, personnels, singuliers, mais sans lesquels se plonger dans l’ouvrage devient impossible. Certains d’entre eux, comme tourner rapidement les pages et sentir l’odeur qui s’en dégage, ont d’ailleurs quelque chose à voir avec le lecteur d’avant la lecture que nous étions, quand il s’agissait d’appréhender le livre avec ses cinq sens.

Au final, commencer un livre, c’est toujours quelque part une promesse, promesse d’une rencontre avec la langue, avec d’autres soi... promesse d’un voyage ou plus justement d’un déplacement intérieur... Et il appartient à tous les acteurs du livre et de la lecture, quel que soit leur champ d’action, de permettre que cette promesse soit sans cesse renouvelée.