[COVID-19] - Libraires au temps du corona

Publié le 11/05/2020 par Christelle Capo-Chichi
Brigitte Lannaud Levy
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Voici donc venu le temps du libraire masqué ou portant visière. Se passant frénétiquement les mains au gel hydroalcoolique. Comptant le nombre de clients simultanément présents en magasin. Au-delà de ce réjouissant portrait, quelles transformations et questionnement les libraires de la région envisagent-ils concernant leur métier lui-même ?

Une polĂ©mique et puis s’en va ? 

Le 16 mars dernier, la majoritĂ© de la profession a suivi les prĂ©conisations du Syndicat de la librairie française (SLF). SoulagĂ©e par l’énonciation d’une ligne argumentĂ©e et claire, après la sidĂ©ration et le choc d’un confinement annoncĂ© soixante-douze heures plus tĂ´t. Quand d’autres libraires ont regrettĂ© que la poursuite de l’activitĂ© n’ait pas Ă©tĂ© davantage encouragĂ©e. Voire entravĂ©e par la fermeture des plateformes de rĂ©seaux de libraires indĂ©pendants. Alors qu’ils souhaitaient exercer leur mĂ©tier en responsabilitĂ© et en tenant compte de la rĂ©alitĂ© de leur territoire. Vifs, conflictuels, mais tout d’abord contenus sur les rĂ©seaux sociaux professionnels, les Ă©changes ont pris un tour franchement polĂ©mique après que politiques et mĂ©dias grand public s’en soient emparĂ©s, opposant « rĂ©sistants » et tenants de la ligne SLF. 

Une opposition excessive que les libraires de la rĂ©gion dĂ©plorent unanimement. « On n’était pas dans Farenheit 451 !  Â» dĂ©nonce Christel Rafstedt, prĂ©sidente de l'Alip et responsable de la librairie Le Livre dans la thĂ©ière Ă  Rocheservière. Â« Chacun pouvait travailler ! Les dĂ©bats ont Ă©tĂ© animĂ©s entre nous, mais respectueux. Il fallait “lutter contre Amazon”. Mais n’est-ce pas ce que nous faisons tous les jours ? Ă€ l’inverse, les multiples initiatives de libraires pour rester des acteurs culturels malgrĂ© la fermeture ont Ă©tĂ© passĂ©es sous silence. En relayant quotidiennement toutes les informations de procĂ©dure de chĂ´mage partiel, les aides, les initiatives pour maintenir le lien avec les clients, le SLF s’est montrĂ© Ă  la hauteur d’une crise inĂ©dite, ce qui lui a valu l’adhĂ©sion de la grande majoritĂ© des libraires. Cette cohĂ©sion, ce positionnement professionnel et Ă©thique ont Ă©tĂ© attaquĂ©s de l’extĂ©rieur. » Plus profondĂ©ment, elle craint que cette polĂ©mique ne laisse des traces durables entre libraires. 

Une inquiĂ©tude que partage ÉloĂŻse Boutin, responsable de L’Embellie Ă  La Bernerie en Retz : « Comment revenir sur ce qui s’est passĂ© sans raviver les conflits ? ». Une mĂŞme apprĂ©hension pour des positions pourtant opposĂ©es. Car ÉloĂŻse Boutin fait partie de ceux qui ont choisi de poursuivre l’activitĂ©. « Pour moi, on ne peut pas demander l’interdiction de la vente de livres par Amazon et dans le mĂŞme temps, refuser l’accès au livre papier. Je voulais me battre pour que mes clients conservent cet accès, nous passons dĂ©jĂ  tellement de temps sur Ă©crans ! Peut-ĂŞtre aurais-je rĂ©agi diffĂ©remment si mes clients avaient eu le temps de constituer des rĂ©serves. » Elle revendique surtout son statut d’acteur culturel responsable, de proximitĂ© et son adĂ©quation avec son territoire pour dĂ©montrer la pertinence d’un service rĂ©pondant Ă  une forte demande locale. D’autant que les choses sont claires. « Cette crise n’est pas la dernière. Nous ne pourrons pas fermer Ă  chaque fois. Il nous faut nous rĂ©inventer, anticiper le prochain sĂ©isme. » 

Au-delĂ  de la virulence, Christel Rafstedt regrette surtout « que la polĂ©mique nous ait empĂŞchĂ© de rĂ©flĂ©chir autrement ». Rejointe en cela par Gwendal Oulès (RĂ©crĂ©alivre, Le Mans) : Â« Dans ce contexte de dissensions, je suis peinĂ© de voir que le dĂ©bat n’a jamais Ă©tĂ© vraiment Ă  la hauteur de ce que l’on est en droit d’attendre d’une si belle profession. On a opposĂ© de façon caricaturale deux notions pourtant conciliables : la valeur instrinsèque du livre comme objet symbolique et le respect de la vie humaine. » AndrĂ©as Lemaire (Myriagone, Angers) est plus sĂ©vère : « Si ceux qui vivent entourĂ©s de livres ne se pensent pas, qui le fera ? »

Passe donc la polémique.
Alors que la reprise ouvre de nouvelles incertitudes, quels points d’appui pour repenser le mĂ©tier le confinement a-t-il mis en lumière ?  

Mot d’ordre commun : « Maintenir le lien » 

Pour ceux qui ont observĂ© un strict arrĂŞt de l’activitĂ© comme pour ceux qui l’ont poursuivie, « maintenir le lien » fut le mot d’ordre commun. Une nĂ©cessitĂ© absolue pour ne pas rĂ©duire le mĂ©tier Ă  la simple consommation de livre et rĂ©affirmer son identitĂ© d’acteur culturel. Pour entretenir, aussi, ce lien dont de nombreux clients tĂ©moignaient Ă  travers leurs messages de soutien.  

Un maintien du lien qui a pris des formes très diverses. Conseils en forme de coups de cĹ“ur et de chronique, sĂ©ances de lectures en ligne, envoi de newsletters, entretiens avec des auteurs, relai de contenus gratuits des Ă©diteurs, photos de livres, de rayons, de bibliothèques « instagramĂ©s », jeux et dĂ©fis, ateliers d’écriture : dès les premiers jours, tout a Ă©tĂ© mis en Ĺ“uvre pour que les lecteurs puissent trouver auprès de leur libraires de multiples variations autour du livre. « Certains clients m’ont davantage sollicitĂ©e pour des conseils ; en restant sur mon stock, je valorisais cette partie du mĂ©tier », explique ÉloĂŻse Boutin. « L’argument selon lequel nous aurions “abandonné” nos lecteurs n’est absolument pas recevable Â» affirme Agathe MallaisĂ© (L’Embarcadère, Saint-Nazaire). 

Un maintien du lien rendu possible par le recours massif et intense au numĂ©rique. Car cette pĂ©riode a bien consacrĂ© l’usage des rĂ©seaux sociaux comme outils incontournable de la librairie. Un usage que tous s’accordent Ă  pĂ©renniser et structurer sur le long terme en repensant la rĂ©gularitĂ© et le contenu de leur communication numĂ©rique, sur les rĂ©seaux sociaux ou dans leurs envois de courriels. Voire de s’y mettre, tout simplement ! « Comme que je ne connaissais rien Ă  Facebook, s’amuse BenoĂ®t Albert (La GĂ©othèque, Nantes et prĂ©sident des Librairies Complices) j’ai sollicitĂ© des auteurs pour des lectures filmĂ©es, ce qui me permettait, mĂŞme dĂ©butant, d’y ĂŞtre actif ! Mais plus profondĂ©ment, je manifestais ainsi mon appartenance Ă  la chaĂ®ne du livre ». Les librairies Thuard (Le Mans), Lajarrige (La Baule) repensent leurs newsletter allĂ©gĂ©es, plus rĂ©gulières, incitant Ă  la commande. Pourtant dĂ©jĂ  très active, L’Embarcadère parle de « dĂ©multiplier » sa communication numĂ©rique. Pour Dominique Huet, (Les Boucaniers, Nantes), la question ne se pose mĂŞme pas. « Nous devons notre existence Ă  une communautĂ© de lecteurs que nous avons fĂ©dĂ©rĂ©e en ligne, notamment lorsque nous avons lancĂ© notre financement participatif. Les rĂ©seaux sociaux sont une Ă©vidence dans notre fonctionnement. »  

Distinction de la librairie indépendante

Pour autant, « conseiller sur les rĂ©seaux sociaux n’est pas ce qui nous porte fondamentalement. Comment travailler alors que le contact et l’échange font la distinction, la plus-value de la librairie indĂ©pendante ? » interroge Gwendal Oulès. De nouvelles formes de conseil seront donc Ă  inventer pour ce mĂ©tier structurĂ© par le relationnel. Comment conseiller derrière un masque ? Comment lire un album Ă  distance ? Comment laisser un lecteur feuilleter un livre qui sera ensuite manipulĂ© par d’autres ? 
Pour Simon Roguet (M'Lire, Laval), les pratiques s’ajusteront sur la durée « Dans un premier temps, nous devons assurer un sentiment de sécurité à nos clients ; par la suite on s’adaptera à leurs réactions ».

Mais comment surtout, amener le client Ă  passer moins de temps en librairie, sĂ©curitĂ© oblige, tout en lui offrant la mĂŞme qualitĂ© de conseil ? En particulier s’agissant des espaces enfants et bande dessinĂ©e ? Â« Il faudra s’habituer Ă  conseiller par tĂ©lĂ©phone ou par mail. Ce sera nettement moins glamour » soupire Charlotte Desmousseaux (La Vie devant soi, Nantes). Pour Christel Rafstedt, « la librairie est Ă  la fois un lieu de rencontre entre le libraire et entre les clients eux-mĂŞmes. Devront-ils rĂ©server des crĂ©neaux horaires pour une sĂ©ance personnalisĂ©e de conseil ? J’imagine aussi des rendez-vous collectifs plus rĂ©guliers et plus brefs, 30 Ă  45 mn de prĂ©sentation de coups de coeur. »

Autre signe distinctif de la librairie indĂ©pendante, les animations. Comment seront-elles amenĂ©es Ă  se transformer ? « Faudra-t-il prĂ©voir des sĂ©ances sur inscription et en nombre limitĂ© ? En extĂ©rieur ? » anticipe la prĂ©sidente de l’Alip. Sortir la librairie de son espace dĂ©sormais contraint, une rĂ©flexion qui fait Ă©cho. La MystĂ©rieuse librairie nantaise travaille sur le sujet des animations depuis plus d’un an : « Nous avons envoyĂ© un questionnaire Ă  nos clients et reçu plus de 200 rĂ©ponses dit Romain Trouillard, l’un des trois cogĂ©rants. Il en ressort une forte demande de participation, notamment sous forme d’ateliers. La dĂ©dicace classique reste incontournable mais ne suffit plus si nous voulons Ă©largir notre public. Les contraintes nouvelles de distance ne vont pas nous simplifier la tâche ! Plus intĂ©ressant dans le contexte sanitaire actuel, les  animations dans des lieux partenaires rencontrent un vrai succès et sont visiblement une piste Ă  dĂ©velopper. » 

Les rĂ©actions des clients ont dĂ©montrĂ© que la spĂ©cificitĂ© dont se rĂ©clament les libraires n’était pas un vain mot. « Poursuite ou non de l’activitĂ©, quelle que soit la position adoptĂ©e par les libraires, elle a Ă©tĂ© approuvĂ©e par leur clientèle, relève Christel Rafstedt. Tous ont reçu des marques de soutien et de sympathie en nombre ». Mesurant ainsi la place singulière qu’ils occupent au sein de leur territoire. « Chez M’Lire, nous pensions appartenir Ă  un “petit milieu”. Or les gens nous ont dit que nous leur manquions. Nous sommes clairement plus qu’un commerce ». Andreas Lemaire va plus loin : « Je revendique ma place de lieu culturel, de lieu social, de lieu de pensĂ©e ; la couleur d’une ville, son rayonnement tiennent bien souvent Ă  quelques lieux comme les nĂ´tres, qui ne sont pas les plus grosses structures ». 

ProximitĂ© ? 

Pour la majoritĂ© des libraires, la livraison et le retrait en boutique d’ouvrages commandĂ©s en ligne perdureront ; testĂ©e pendant le confinement, la diversification des canaux d’accès au livre s’est rapidement imposĂ©e. Pour longtemps. Et avec une prime au service de proximitĂ©. 
« Enfourcher mon vĂ©lo siglĂ© aux couleurs de la librairie a constituĂ© une excellente publicitĂ©, raconte Anne-Sophie Thuard (Le Mans). Rien de tel pour signifier que nous prenions soin de notre clientèle. Cette carte de la proximitĂ© et du service a de plus attirĂ© de nouveaux venus, des personnes qui pensaient ne pas avoir le temps de se rendre en librairie, ou qui craignaient d’y ĂŞtre mal accueillies. »  
Nouveaux clients aussi, pour ÉloĂŻse Boutin : « j’ai Ă©tĂ© contactĂ©e par des clients, parfois très lointains qui voulaient offrir des livres en cadeau. Ils recherchaient en ligne les librairies qui pouvaient livrer des membres de leur famille habitant le Pays de Retz ». 

Proximité appréciée aussi par les autres commerçants. Tels ces commerces de première nécessité, qui, autorisés à ouvrir, ont spontanément proposé à Catherine Gaultier-Roussé (La Jarrige, La Baule) ou à La Vie devant soi de prendre des ouvrages en dépôt. Pour les Boucaniers, ce printemps de tous les dangers où, à peine ouverte, la librairie a dû fermer, offre aussi la confirmation de leur pertinence : « l’achat local, de proximité, c’est justement ce que nous défendons en offrant à six éditeurs régionaux une présence permanente de leur fonds ! Nous avions senti ce besoin du public de connaître l’offre des acteurs locaux de l’édition. En ouvrant notre point de retrait fin avril nous avons joué cette carte du local et de la proximité. »

Enfin, dans bien des cas, penser la proximitĂ©, ce fut aussi agir en cohĂ©rence avec les autres libraires du territoire. S’appeler pour connaĂ®tre la position de chacun et ne pas donner Ă  la clientèle le sentiment d’une profession dĂ©sunie. Puis, Ă  partir du 13 avril, une fois les conditions de livraison ou de retrait prĂ©cisĂ©es, la reprise de l’activitĂ© s’est bien souvent organisĂ©e par effet domino entre librairies gĂ©ographiquement proches. Ou Ă©loignĂ©es mais partageant une mĂŞme spĂ©cialitĂ© ou simplement de solides affinitĂ©s. 

Incontournables plateformes

Jouer la carte du local tout en ayant la possibilitĂ© de recevoir ses livres Ă  domicile. Une possibilitĂ© qu’apprĂ©cieront les clients inquiets Ă  l’idĂ©e de retourner dans un espace public potentiellement vecteur de virus. Et pour laquelle ils seront peut-ĂŞtre prĂŞts, dĂ©sormais, Ă  accepter un surcoĂ»t. Mais une possibilitĂ© qui nĂ©cessite la consolidation d’un outil dĂ©sormais indispensable : très mal vĂ©cue par les libraires poursuivant leur activitĂ©, la fermeture ou la suspension des plateformes  de librairies de vente en ligne a soulignĂ© leur caractère dĂ©sormais incontournable et stratĂ©gique, pour permettre une vĂ©ritable complĂ©mentaritĂ© entre l’achat numĂ©rique et le magasin. « Faute de pouvoir se renseigner sur la disponibilitĂ©, certains clients m’envoyaient des listes d’ouvrages ! Mais, Ă©tant seule, je ne pouvais absolument pas gĂ©rer ce type de demande. » relate Catherine Gaultier-RoussĂ©. Anne-Sophie Thuard a patiemment formĂ© certains de ses clients Ă  l’utilisation du site de la librairie.

« Chronophage » : l’adjectif revient sans cesse lorsqu’il s’agit de décrire le travail de conseil à fournir en l’absence de relais numérique. Réactif, gratifiant, passionnant en face-à-face, le conseil devient fastidieux par téléphone ou par mail lorsqu’aucun support logistique ne le soutient.
Aussi, quel que soit le niveau de pratique de chacun, la nécessité de renforcer ces outils pour développer et structurer davantage l’offre à distance, s’impose.
Pour la MystĂ©rieuse librairie nantaise, « la question de la vente Ă  distance apparaĂ®t de plus en plus en plus cruciale depuis le 16 mars. Pourtant, nous sommes dĂ©jĂ  usagers de placedeslibraires.fr et de Bubble, site spĂ©cifique Ă  la BD. Cependant nous avons toujours butĂ© sur la question du règlement et des coĂ»ts d’envoi. Inutile de chercher Ă  concurrencer Amazon. Mais il faudra bien traiter ce point de façon sĂ©rieuse. » 

Une offre en ligne qui nĂ©cessite d’être complĂ©tĂ©e par des moyens de mise Ă  disponibilitĂ©, dans les magasins ou Ă  domicile. 
Ă€ Nantes, les librairies Complices ont dĂ©cidĂ© de mutualiser un service commun de livraison en faisant appel Ă  une sociĂ©tĂ© de coursiers Ă  vĂ©lo. « Les livraisons seront possibles dans un rayon de 6 km Ă  partir de chaque librairie membre de l’association. Le coĂ»t sera soutenu par l’association », indique BenoĂ®t Albert. Ă€ Saint-Nazaire, l’Embarcadère mutualisera un vĂ©lo cargo avec un autre commerçant ou utilisera une voiture Ă©lectrique. Envoyer une partie de l’équipe en livraison, c’est aussi un moyen concret de limiter le nombre de personnes en boutique, alors que la frĂ©quentation sera contingentĂ©e. 

Quant au retrait en magasin, il nĂ©cessite un rĂ©amĂ©nagement pour installer un comptoir avancĂ©. Ce qui Ă©vite ainsi au client d’entrer dans le magasin. Un amĂ©nagement plus ou moins possible suivant la configuration des lieux. Plusieurs librairies rĂ©flĂ©chissent Ă©galement Ă  rĂ©server des crĂ©neaux aux publics fragiles, âgĂ©s ou malades, pour sĂ©curiser davantage leur venue en magasin. 

Retrait, crĂ©neaux spĂ©cifique ou livraison, la crise a mis Ă  jour la nĂ©cessitĂ© de diversifier l’accès au livre pour offrir un choix plus Ă©tendu au lecteur. 

PĂ©dagogues ? 

Au-delĂ  du seul livre, le confinement interroge les modèles de consommation et offre l’occasion de faire Ĺ“uvre de pĂ©dagogie auprès des clients et de les placer face Ă  leur responsabilitĂ© de consommateur. Les libraires pourraient-ils porter collectivement cette rĂ©flexion sur la modification des comportements d’achat ? 

Avec Amazon en ligne de mire, Daniel Cousinard (Durance, Nantes) rappelle que la pĂ©riode a soulignĂ© l’opposition entre des logiques industrielles, avec la vente comme seule optique et des logiques plus artisanales d’un mĂ©tier exercĂ© dans un esprit de responsabilitĂ©, quitte Ă  prĂ©fĂ©rer la santĂ© des Ă©quipes et des clients Ă  la poursuite de l’activitĂ©. Un positionnement Ă©thique qu’il s’agira ensuite de rĂ©affirmer collectivement, auprès de la clientèle et vis-Ă -vis des autres vendeurs de livres. 

Alors que tout livre absent des rayons de la librairie peut être commandé dans des délais raisonnables, la disponibilité immédiate reste-t-elle un argument commercial recevable ? « À nous de susciter chez nos clients une réflexion sur l’attente », disent Simon Roguet et Éloïse Boutin. « D’expliquer à quoi tiennent nos délais et de questionner le besoin d’immédiateté. Quelle différence si le livre arrive en 24 h ou en quatre jours ? ». « Les gens doivent comprendre que ce qui n’est pas normal, c’est de recevoir le livre le lendemain de sa commande. Si Amazon le fait, c’est au prix de l’exploitation de ses salariés. ».

Pour Georges Maximos (Sadel/Contact, Angers), la pĂ©riode place le client face Ă  sa responsabilitĂ© de consommateur. « Nous sommes dĂ©sormais en position de leur dire : Vous avez testĂ© le confinement. Rester enfermĂ© chez vous, en consommant Ă  coups de clics depuis votre canapĂ©, est-ce vraiment ce que vous voulez ? ». 
« Le livre n’échappe pas au phĂ©nomène de surconsommation pointe Charlotte Desmousseaux. En tant que citoyenne, je rĂ©flĂ©chis Ă  une consommation diffĂ©rente, raisonnĂ©e. Comment la traduire dans mon mĂ©tier ? » 

Acheteurs ?

Car les libraires, eux-mĂŞmes acheteurs au sein de la chaĂ®ne du livre, ne s’exonèrent pas de cette interrogation sur l’achat. Et le dĂ©confinement, malgrĂ© la possibilitĂ© offerte de corriger les quantitĂ©s dĂ©jĂ  commandĂ©es, ouvre une pĂ©riode d’échanges potentiellement tendus avec les reprĂ©sentants. Quelles marges de manĹ“uvre entre nĂ©gociation de la marge, retours massifs (surtout quand des manifestations littĂ©raires ont Ă©tĂ© annulĂ©es) et achats plus restreints ? 

Dans ce contexte, comment continuer de « jouer  le jeu », de s’inscrire pleinement dans la chaĂ®ne du livre ? Nombreuses et fortes sont les attentes nourries vis-Ă -vis des discussions du SLF pour  aboutir enfin Ă  une diminution de la production Ă©ditoriale. Beaucoup partagent l’espoir que les Ă©diteurs prennent conscience que l’on peut rĂ©aliser le mĂŞme chiffre avec moins de titres. « Lorsqu’un Ă©diteur publie vingt Ă  quarante titres par mois, croit-il rĂ©ellement aux chances de chacun ? Ă€ son potentiel intellectuel ? Ou seulement Ă  son potentiel financier ? » demande Andreas Lemaire.

Pour autant, « la surproduction a toujours existĂ©, rappelle Daniel Cousinard. Le marchĂ© du livre est un marchĂ© de l’offre. Plus cette offre est importante, plus c’est vivant ». 
Simon Roguet : « Ă€ nous d’être clairs sur notre politique d’achat vis-vis des reprĂ©sentants. Sur dix livres prĂ©sentĂ©s, il est possible que nous n’en prenions que deux. Mais en quantitĂ©s. L’idĂ©e n’est pas de se heurter mais de savoir ce que l’on peut vendre ». 

La plupart en conviennent : si le contexte est Ă  la surproduction, nul n’oblige pour autant  les libraires Ă  tout prendre. La crise sanitaire et la chute annoncĂ©e du chiffre d’affaire conduisent  Ă  repenser de façon encore plus prĂ©cise ses achats. « Ă€ resserrer et prendre moins de titres Ă  l’unitĂ© » prĂ©cise Catherine Gaultier-RoussĂ©.  

Avec, pour beaucoup, une vigilance inquiète concernant la diversité éditoriale. Quand cette diversité est ce qui distingue la librairie indépendante, comment continuer de défendre la place et la visibilité des « petits » éditeurs ? De ceux qui, « présents dans trop peu de librairies, portent pourtant un élan dans le paysage éditorial » (Andreas Lemaire). Notamment ces éditeurs locaux, premiers menacés de disparition face à la contraction du marché et à la concentration éditoriale. Pour la présidente de l’Alip « nous avons tout un travail à mener avec eux ; quels outils inventer ensemble pour continuer de leur assurer de la visibilité ? ».

Jouer collectif

Au-delà des pratiques commerciales, de la place du numérique, de l’organisation nouvelle à adopter, comment cette période est-elle susceptible d’amener les libraires à se (re)définir ? Gwendal Oulès espère que le temps de la reprise ne va pas « rendre accessoire une réflexion toujours nécessaire » sur les valeurs supposées animer le métier. Sans crainte d’échanges inflammables ?
« Depuis la bagarre pour la loi Lang, le politique ne se tient jamais bien loin des débats de notre profession, sourit Georges Maximos. Et nous bénéficions d’une interprofession forte. Ce qui nous rassemble lorsqu’il s’agit de porter le combat contre Amazon. Ce qui a pu nous diviser en temps de confinement. Sachons l’apprécier. Même si le corollaire, c’est ce côté éternel rebelle ! ».

De fait, plusieurs libraires ont vu dans cette pĂ©riode la confirmation concrète de leur choix, en matière de proximitĂ© et de crĂ©ation d’un lien spĂ©cifique Ă  leur clients. Mais aussi en matière d’identitĂ©. « La librairie indĂ©pendante ne survit que par l’engagement politique, Ă©thique, culturel affirme  Simon Roguet. C’est ce qui nous distingue de la vente sur Internet, ce que les gens viennent chercher ». « Nous sommes des lieux de pensĂ©e. Je n’accepte pas le non-choix » insiste Andreas Lemaire. « Les Boucaniers sont nĂ©s de la volontĂ© de changer l’image de la chaĂ®ne du livre, d’adopter des pratiques diffĂ©rentes et d’offrir une autre durĂ©e de vie au livre. Tout ce projet a Ă©tĂ© confirmĂ© par le confinement » souligne Dominique Huet.
IdentitĂ© confirmĂ©e Ă©galement pour La GĂ©othèque, oĂą « nous allons renforcer les ouvrages portant sur l’environnement, questionnant notre rapport Ă  la nature, Ă  la gĂ©ographie, Ă  la Terre » indique BenoĂ®t Albert. 

Également président des librairies Complices, Benoît Albert souligne surtout ce qui lui semble plus que jamais, vital : le collectif. Rejoint en cela par l’immense majorité des libraires. Dans sa commune et vis-à-vis des autres commerçants. En ligne, à travers des plateformes communes et structurées. Au sein de cette « interprofession forte », qu’elle regroupe les librairies par territoires, spécialités ou affinités, partout s’impose la nécessité du collectif.

Un « jeu collectif » qui semble bien ĂŞtre la condition sine qua non de cette proximitĂ© que le confinement aura donnĂ© aux clients tout le loisir d’apprĂ©cier. 

Et, peut-ĂŞtre, le dĂ©sir de prĂ©server ?  

 

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