[COVID-19] Éditeur au temps du corona

Publié le 18/04/2020 par Amandine Glévarec
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L’annonce de l’épidémie et celle, rapide, du confinement ont plongé chacun dans un flot d’émotions puis dans un flux de préoccupations liées, notamment, à l’exercice de sa profession. Comment rester éditeur quand tout contact avec les lecteurs doit être réinventé, comment s’inscrire dans une chaîne du livre quand celle-ci est à l’arrêt ?

Quatre professionnels ont tenté de trouver des réponses, dans l’urgence, sans faire fi de leurs inquiétudes sur ce que sera le « monde d’après ». L’occasion est donnée, imposée, de prendre le temps de revoir sa diffusion, de réexaminer son modèle économique, d’envisager, éventuellement, le passage au numérique, mais surtout de réinventer les liens humains, si fondamentalement essentiels.

Prendre le virage du numérique

Comme en témoigne Olivier Petit, Directeur des éditions Petit à Petit, la semaine suivant l’annonce du confinement décrété le 17 mars 2020 a été exclusivement consacrée aux démarches administratives. Il a fallu, dans l’urgence, mettre en place le chômage technique, prendre rendez-vous avec la banque et gérer les retours bien plus nombreux que d’habitude.
L’idée est venue ensuite, « je me suis dit que je passais 95% de mon temps devant un écran, et que c’était le cas de la plupart des gens ». Le passage au numérique avait déjà été évoqué en interne, mais jusqu’à présent ne représentait ni une priorité, ni un impératif, « je suis un homme de papier » comme le souligne l’éditeur.

Ainsi, après la réaction aux évènements, s’est vite imposée l’envie d’action, les éditions Petit à Petit ont donc pris contact avec BDBUZZ avec qui elles étaient déjà liées, elles avaient en outre la chance d’avoir en interne un graphiste capable de transformer les BAT en fichiers numériques. En 4 à 5 jours, le process était créé et les premières bandes dessinées étaient en ligne, dont une en accès libre, minutieusement sélectionnée, le premier tome de la série RIP.
Car proposer une offre différente est une étape, la faire découvrir en est une autre, la gratuité est un levier uniquement si elle est limitée dans le temps. Olivier Petit a décidé de consacrer la période de confinement au passage de son catalogue en numérique, non pas avec l’objectif d’entrer dans une illusoire course aux revenus qui viendraient pallier le manque à gagner des ventes en librairies, mais en l’intégrant à une démarche plus globale, celle de mieux communiquer.

L’équipe a donc, en parallèle, revu son process de prise de contact direct avec les libraires, en imaginant, par exemple, adjoindre plus de visuels aux argumentaires. Elle planche désormais sur la révision du programme qui était prévu, en s’interrogeant sur les envies des lecteurs au moment du déconfinement, et sur les contingences matérielles, notamment l’impression. Ce temps de pause contrainte aura donc été mis au service de la révision des outils internes et à une réflexion plus globale sur la chaîne du livre. 

Œuvrer pour le lien social

Quand on demande à Albert de Pétigny, cofondateur avec sa sœur Aline des éditions Pourpenser en 2002, ce qui le pousse à proposer des lectures, la réponse fuse : « parce que les salons me manquent ! ».

Tous les lundis et jeudis à 16h30, durant toute la période du confinement, sont donc mises en ligne sur la chaîne Youtube de la maison d’édition des vidéos dans lesquelles Albert lit des histoires ou, plus exactement, les raconte, car l’homme est féru de théâtre d’improvisation et se prête avec un très grand plaisir à l’exercice. L’inspiration ne vient pas uniquement des albums du catalogue de la maison car la volonté première n’est pas de communiquer sur celui-ci, mais vraiment de partager un moment privilégié, comme il apprécie de le faire durant les rencontres littéraires auxquelles il consacre normalement un week-end sur deux de mars à juin.

« J’aimerais qu’on puisse conserver un lien social, malgré les circonstances » précise-t-il, et la démarche le séduit tellement qu’il pense à continuer, même « après », peut-être en imaginant une solution pour qu’elles se déroulent « en live ». En complément, les éditions Pourpenser proposent des albums à feuilleter gratuitement, mais surtout pas à télécharger, car la question lui pose un vrai problème : « Il faut trouver un compromis entre occuper les enfants, partager le fonds, sans pour autant brader le travail des auteurs » qui sont systématiquement consultés. La mise à disposition est limitée dans le temps et le choix renouvelé toutes les semaines.

Pourpenser a de plus décidé le 6 avril, après trois semaines de confinement, de relancer les expéditions en faisant appel à leur partenaire privilégié de longue date, l’entreprise adaptée Qualéa située à Cholet qui, évidemment, respecte les normes sanitaires désormais en vigueur, mais surtout œuvre pour l’insertion de personnes en situation de handicap, public tout particulièrement sensible aux évènements et pour lequel le besoin de travailler est d’autant plus marqué. Une question éthique qui a, là aussi, interpellé Albert de Pétigny.

Enfin, est proposé un AMEL, c’est-à-dire un Abonnement pour le Maintien d’une Édition Libre : pour 60 euros Pourpenser assurera en deux temps (juin et septembre) la livraison auprès des souscripteurs de cinq titres à paraître. 

Livrer… très, très ponctuellement

Anaïs Goldemberg a lancé Lumignon, sa « toute petite maison d’édition », il y a 6 ans. Très peu de parutions, 1 à 4 titres par an, le choix de l’autodiffusion et d’en faire sa principale activité en 2019, puis la décision de prendre un local afin de pouvoir vendre en direct et organiser des ateliers à destination de tous les publics.

« J’ai ouvert une semaine avant l’annonce du confinement » se désole l’éditrice qui se demande jusqu’à quand la rue restera déserte et à quelle date elle pourra relever le rideau. Elle se dit très préoccupée par sa situation financière et par celle de ses confrères, « on nous a demandé de justifier tout d’abord d’une baisse de revenus de 70% par rapport à l’année précédente, mais la somme allouée - 1500 euros - est bien loin de couvrir cette perte ! », et désormais se posent concrètement la question du décompte de droits d’auteur 2019 à payer, et celle de la facture de l’imprimeur en attente, « il va falloir que je demande des échelonnements de paiement ».

La question de se rémunérer ne se pose même pas, « je suis toujours la variable d’ajustement mais là ça ne suffit pas ». Lumignon vend principalement sur les salons, ceux du printemps représentent un quart du chiffre d’affaire de l’année, et l’angoisse de savoir si ceux de fin d’année auront lieu commence à monter.
À cela s’ajoute une autre inconnue, et de taille, l’avenir, faut-il signer les contrats pour les titres qui étaient prévus en 2021 ? Qu’en sera-t-il de la vente des droits étrangers qui représentent habituellement une « bouffée d’oxygène » pour les petites maisons ? Anaïs Goldemberg avait pris un agent pour l’Asie, elle comptait en prendre un autre pour trois nouvelles destinations.

Alors après avoir été sollicitée par plusieurs clients habitant à Nantes, l’éditrice a décidé de consacrer une journée pour assurer les livraisons. Un déplacement depuis Nort-sur-Erdre qu’elle ne refera sans doute pas, trop anxiogène, trop chronophage, et puis très concrètement « ce ne sont malheureusement pas 150 euros qui me permettront de sauver ma maison d’édition ».

Anaïs Goldemberg a décidé d’éventuellement consacrer ce temps de confinement au passage en numérique de son catalogue, si des subventions le lui permettent car, bien que graphiste, elle ne possède pas les compétences pour créer un epub et devra solliciter un prestataire extérieur. Or, aujourd’hui, impossible pour Lumignon d’investir le moindre centime dans un nouveau projet. 

Maintenir le programme

« Je me suis dit que je n’avais plus rien à perdre » raconte Thierry Bodin-Hullin, éditeur de L'Oeil ébloui pour expliquer pourquoi il a maintenu le lancement du livre Photos de famille d’Éric Pessan et de Delphine Bretesché malgré le confinement. « Je n’avais jamais aussi bien programmé une sortie, et voilà que c’est la catastrophe » ajoute-t-il en riant jaune. Le lancement devait avoir lieu à Livre Paris le 23 mars, des rencontres étaient ensuite prévues au salon du Pouliguen, au Marché de la poésie, dans plusieurs librairies.

L’éditeur avoue qu’il a eu un vrai dilemme, qu’il a consulté ses auteurs, et puis qu’il s’est lancé : « j’ai pensé que si je ne le faisais pas paraître maintenant, il ne trouverait jamais sa place » car personne ne sait aujourd’hui à quoi ressembleront les tables des librairies à l’heure du déconfinement, y aura-t-il de la place pour les livres dont l’office était programmé, les retours seront-ils encore plus rapides du fait de l’embouteillage, ou au contraire le besoin de nouveautés se fera-t-il ressentir mais, si oui, sous quels délais celles-ci pourront-elles être livrées ? En un mot, que restera-t-il au final de la mise en place des livres qui n’avaient pas eu le temps d’être acheminés ?

Thierry Bodin-Hullin a donc utilisé le matériel promotionnel qu’il avait préparé, un teaser, une interview d’Éric Pessan, la lecture de quelques pages, les a mis sur son site et a communiqué par newsletter. Il a reçu pour l’instant une trentaine de commandes pour la version papier et en assurera la livraison à l’issue du confinement.

Quant au format numérique - le livre est disponible sur plusieurs plateformes - à ce jour l’éditeur n’a pas constaté d’augmentation particulière des ventes par rapport aux autres titres de son catalogue. En positivant, il se dit que c’est aussi la chance de faire vivre le livre plus longtemps que d’habitude, et qu’il pourrait contacter les journalistes littéraires qui sont peut-être plus disponibles que d’habitude - quitte à leur envoyer en pdf. Néanmoins, pour l’ouvrage qui était lui programmé en avril, il avoue qu’il n’a toujours pas pris sa décision.

Autres initiatives : 

Éditions À la criée : lancement en ligne d’un « atelier d’enquête-écriture-édition » gratuit 

L’Atalante : mise en ligne le 3 avril d’un « générateur d’idées lectures », les ouvrages sont disponibles à l’achat au format numérique

Memo : lecture en plusieurs épisodes de Dachenka de Karel Čapek, et mise à disposition gratuite et temporaire de quelques titres du catalogue

MOBiDYS : mise à disposition du catalogue gratuitement sur la plateforme Sondo afin d’assurer la continuité pédagogique auprès des enfants durant le temps du confinement

Pneumatiques et Rouquemoute : maintien des campagnes de pré-vente qui étaient prévues, avec envoi des contreparties à la fin du confinement

Inceptio éditions : organisation de rencontres virtuelles entre l’équipe de la maison d’édition et le public lors de séances via le logiciel Zoom

Monstograph : mise à disposition gratuite en pdf d’une partie du catalogue

Petit Pavé : appel du 16 mars (via presse, newsletter, site…) demandant aux lecteurs de faire connaître la maison auprès de leur entourage pour pallier l’annulation des salons + expéditions par la Poste (frais de port offerts)

Au loup éditions : mise en place d’un concours + reprise des livraisons mi-avril suite à l’annonce par La Poste d’un nouveau dispositif établissant des conditions de sécurité maitrisée

Vide Cocagne : mise en lecture gratuite, avec l’autorisation des auteurs, de la BD sur l’Hôpital public inspirée de rencontres avec des professionnels du CHU de Nantes publiée en 2016

ZTL Ze Too LU : invitation auprès des lecteurs d’envoyer des photos mettant en situation des livres de la maison 

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