Flaubert et son ami Maxime Du Camp, « peu soucieux des travaux qu’on exécutait pour établir un port flottant », suivent un chemin bordé de hautes haies de genêts, d’ajoncs et d’aubépines qui « répandent un chaud parfum ».
Saint-Nazaire est alors encore en transition entre le village côtier, qui longtemps ne comptera que 300 habitants, et le port dont la construction en attirera des milliers. Stendhal, lui, se borne à constater que le café sur lequel il avait compté avant de prendre le bateau lui a « présenté ses portes hermétiquement fermées », mais c’était plus tôt dans le temps car, des cafés, le port, plus tard, n’en manquera pas. Jules Verne, qui était voisin, était venu à l’âge de douze ans voir la mer, qu’il n’avait jamais vue avant, depuis ce « village… sa vieille église et son clocher d’ardoises tout penché » au milieu des « quelques maisons ou masures qui le composaient ».
Mais à l’époque de Nizan, Saint-Nazaire avait définitivement cessé d’être « une de ces vieilles idoles de villes, immobiles », et surexcitait l’opinion parisienne découvrant comment « une simple bourgade perdue dans un pli des rives de l’Atlantique » avait pu « s’élever en quelques années à la hauteur des premières cités maritimes » d’où partaient des paquebots transatlantiques qui allaient emmener vers les Amériques, parmi des milliers de voyageurs, Maïakovski, Antonin Artaud, puis Nabokov fuyant le continent européen, quelques jours avant l’arrivée des soldats allemands en 1940, sur le dernier paquebot à quitter le port, le Champlain et sa « superbe cheminée » entrevue d’abord par-dessus « une corde à linge… parmi le brouillamini angulaire des toits et des murs ».
« Les ports de mer attirent les écrivains comme le phare appelle à lui la tempête », note Patrick Deville, écrivain lui-même, grand voyageur et directeur littéraire de la Meet (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs) nazairienne. Et il le prouve en éditant, pour célébrer les trente ans d’existence de cette Meet, un recueil de textes d’écrivains ayant fréquenté la ville et son port. Ceux cités ci-dessus, d’abord. Mais aussi, et surtout, ceux que la Meet a invités et qui ont laissé sur Saint-Nazaire une polyphonie d’écrits. Argentins, Brésiliens, Italiens, Suédois, Égyptiens, Turcs, Allemands, Écossais, Australiens, Chinois, Russes, etc. Cinquante voix différentes nous parlent et se font écho. Rudes ou amusées, poétiques ou romanesques, histo-riques ou anecdotiques, elles explorent toutes les facettes, tous les recoins, tous les rythmes de cette ville et de ses habitants.
Elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg peu glaçant de la Meet qui en trente années d’existence a accueilli près de 900 écrivains, parmi lesquels certains ont connu depuis une re-connaissance mondiale et même reçu un prix Nobel (Gao Xingjian), et près de 300 traducteurs. Saint-Nazaire est ainsi une ville dont des voix récitent dans le monde entier l’histoire, les couleurs, les sons, les gestes, la chair et les os. Elles disent le bunker de la base sous-marine, « bloc gris et moussu… qui ne veut pas partir » ; les chantiers navals d’où sortent les paquebots qui sont la fierté des ouvriers et qui ravagent Venise ; les remorqueurs, les grues, le pont impressionnant, les cheminées d’usines devenues muettes ; les bistrots autrefois bondés et aujourd’hui presque tous désertés, mais où des voix fortes commentent encore la marée ; les mouettes bavardes, elles aussi ; la lumière sur l’estuaire, et la brume « écluse de la nuit ». Elles évoquent ceux qui sont arrivés ici, qui en sont partis, il y a longtemps. Les prennent à témoin de leurs émotions. Leur parlent en complices. Et elles content la mer qui parfois « porte des bas blancs » et dont parfois « les vagues semblent une horde de chiens duveteux ».
On dirait qu’elles veulent toutes donner raison à Julien Gracq qui confie son dégoût des « villes molles », mais proclame : « Des villes réelles, une me toucherait encore jusqu’à l’exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. » Pas de doute, cette ville a eu bien de la chance d’accueillir tous ces passants.
Saint-Nazaire est littéraire, Meet, 180 p., 20 €, EAN 9791095145110