Si le lecteur de fond était un(e) athlète, c'est à un coureur de demi-fond (ces distances intermédiaires, entre 800 m et 3000 m, réputées les plus complètes et exigeantes pour l'organisme), que nous prêterions attention aujourd'hui. Car Thomas Giraud, jeune auteur d'un récent, profond et délicat, autant que très remarqué premier roman, Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes, est un lecteur à la fois compulsif et sage. Multipliant les lectures, d'une gourmandise qu'on dirait frénétique, il est aussi un analyste distancié de ses découvertes. À la façon dont sa biographie libre du géographe Elisée Reclus flâne entre les fragments de vie et les « bouts de pensée » du savant libertaire, il passe d'un livre, d'un genre, d'un style de lecture à l'autre, sans s'y perdre — mais pour, au contraire, mieux s'y retrouver.
Entretien — et survol d'un automne de lectures
Cher Thomas, quel sont tes premiers souvenirs de lecteur ?
J’aimerais faire une différence entre souvenirs de lecteurs et souvenir de lecture : si c’est le souvenir de se voyant soi-même lire, cela remonte au CP, le soir, au lit, avant de s’endormir ; aux premiers livres que j’ai pu lire seul. Et là, c’est le souvenir de la bibliothèque rose, de Oui Oui... J’ai l’impression que je n’ai jamais cessé de lire à partir de ce moment. Mais pendant longtemps, je lisais pour me distraire, pour progresser en orthographe, pour faire plaisir à mes parents. Il n’y avait pas d’obligation, pas d’automaticité non plus mais quelque chose de l’ordre de l’habitude agréable, sans aller plus loin.
Et donc, ton premier souvenir de lecture ?
Là encore je ne vais pas être très original, c’est Rimbaud, lorsque j’ai 13 ans, qui est une révélation. Le livre était Poésies complètes, présenté par Paul Claudel, édité par le livre de poche. Sur la couverture vert-de-gris, un peu usée, Rimbaud dessiné fumant la pipe. Le livre appartenait à mon père – je ne lui ai jamais rendu. Je l’emmenais partout. Peut-être pour faire un peu le malin mais aussi parce que l’écriture me parlait pour la première fois. C’est certainement un des premiers recueils de poésie vers lequel je sois allé sans que mes parents ou l’école m’ait dit, « c’est bien, c’est cela qu’il faut lire, alors lis-le ». Et ce livre, je l’ai toujours.
Quels livres lis-tu en ce moment (en octobre 2016) ?
C’est bien que la question soit au pluriel car je lis toujours au moins deux ou trois livres en même temps. Parfois plus. Non pas que je me disperse en lisant mais, je ne lis pas les mêmes choses aux mêmes moments. J’ai toujours un récit/roman/fiction en cours. Depuis deux jours c’est London underground de Ian Sinclair. On suit les tribulations à pied de Ian Sinclair, dans une sorte d’écriture du réel poétique et rythmée. Dans mon sac (j’ai toujours un livre pas trop gros dedans, pour les moments d’attente), il y a Louis Soutter, probablement de Michel Layaz que je termine. Je lis un peu de poésie tous les jours. En ce moment, c’est Au nord du futur de Christophe Manon. Mon dernier livre en cours est de Jean-Christophe Bailly, La fin de l’hymne. Et pour être tout à fait honnête, il y en a même un cinquième, mais dont la lecture est plus hachée qui n’est pas un livre mais une revue, Sensibilités, une revue de sciences sociales éditée par Anamosa.
(Un mois plus tard, en novembre) Et actuellement, quels livres lis-tu ?
Je viens de terminer hier le bouquin de Fanny Taillandier, Les États et Empires du Lotissement Grand Siècle (livre formidable, qui réussit le tour de force de dire des choses savantes et d’une grande intelligence dans un récit, tout en restant assez drôle)) et j’ai commencé Mon nom est légion de Lobo Antunes, hier soir. En même temps, je lis Spoon River d’Edgar Lee Master (en comparant les traductions de ce texte formidable que Le Nouvel Attila et Allia ont décidé, curieusement, tous les deux de republier). Et j’ai lu une partie d’un numéro des cahiers Charles Fourrier (je fais des recherches pour un texte à venir).
Quels liens ton activité professionnelle (de juge administratif) entretient-elle avec la lecture ?
Cette part est importante : je lis les mémoires, les pièces des dossiers et les résultats des recherches à faire pour tenter de trouver les solutions adaptées à telle ou telle situation juridique (articles dans des revues spécialisées, lecture de la jurisprudence des juridictions). Il y a beaucoup de lectures dans ce travail — c’est volontairement que le terme est au pluriel. On lit les écritures des parties et les pièces produites avec une grande minutie. Les recherches juridiques sont une alternance de lectures rapides et de lectures très fines.
Tu lis beaucoup de sciences (humaines et sociales), est-ce dans ce cadre professionnel ou pas seulement ?
Cette part de ce que je lis est moins liée à mon travail actuel qu’à ma thèse de théorie du droit qui lui précéda. J’ai lu beaucoup de livres de sciences sociales, beaucoup d’écrits sur les sciences.
Ce sont des lectures qui servent assez peu mon travail de juge, mais qui me plaisent. Je suis sensible à une pensée construite socialement, ou à l’inverse, à même de faire apparaître les enjeux, les présupposés des uns et des autres. En ce sens, le livre de Charles Robinson, Fabrication de la guerre civile, m’a beaucoup impressionné, comme ceux de Fanny Taillandier évoqué plus haut ou d’Anthony Poiraudeau (actuellement en résidence à la Maison Julien-Gracq, ndr).