Anne Kawala signe avec Le déficit indispensable aux éditions Al Dante un livre pour le moins remarquable. Partant d’un lieu du nord-ouest du Groenland, Qaanaaq, à bord d’un 4x4 suréquipé, le personnage principal, accompagné d’un jeune garçon, d’un bébé et d’un chien, tente de rejoindre « her love » en un point précis de la Chine, précis comme une image sur le billet de banque de 20 Yuans, soit les pics karstiques de Xing-Ping. S’ensuit une narration épique qui tiendra le lecteur sur les deux tiers du livre, puis un « notebook » viendra compléter le récit.
TROIS QUESTIONS À ANNE KAWALA :
Qu'est-ce qui a déterminé la question du genre comme centrale dans votre travail ?
Avoir, dans une société dont le régime est le pouvoir, été témoin et sujet de la construction d’une inégalité si admise qu’invisibilisée, sa mise en œuvre déniée par qui la (re)produisait. Et avoir eu la chance que soient donnés par les mêmes, à d’autres endroits, l’écologie notamment, des outils critiques mettant en perspective cette société (… l’écrivant ici, je me rends compte que féminisme et écologie ont été, chez moi, ainsi liés. Et, de fait, m’intéresse l’écoféminisme d’Eaubonne qui, a minima, permet de penser des convergences de luttes…) En tant que paradigme, le genre accueille nombre de questions que (se) pose toute altérité s’affirmant dans une société formatant les rapports - intra et inter-espèces, entre vivants et morts, entre vivant, mécanique et bionique, du vivant à la matière à l’espace à la pensée à l’émotion aux langues… : les déplacements qu’opèrent Donna Haraway, Vinciane Desprets, Barbara Cassin entre ces champs sont passionnants !, et qu’elles réfèrent pour les penser à leurs propres expériences questionne (aussi) le genre littéraire.
Le Déficit indispensable est un assemblage de textes très divers. Cette forme est-elle à l'origine du projet ou bien s'est-elle imposée en cours d'écriture ?
Dans le notebook, un poème indien écrit vers -100, pose la question, pour le nom et la forme, de l’œuf ou de la poule – ici c’est un peu pareil. Dire cependant le désir de (me) déplacer hors poésie, avec ses outils, pour questionner d’autres genres littéraire. Ici se succèdent et se répondent récit et essai. Leurs nécessités, celles de leurs coexistences, leurs références expérimentales (Tristram Shandy de Sterne, Fuzzy Sets de Claude Ollier, Milles plateaux de Deleuze et Guattari, Séquoiadrome d’Émilie Notéris) ont fédéré l’agencement de fragments (issus de contextes et temporalités diverses, ayant différentes formes) pour donner cet agencement final. Son armature théorique, interne, est le notebook ; le récit de la chasseuse-cueilleuse est le ciment du livre, ce qui permet : sa cohésion, sa forme externe, l’inclusion d’objets manufacturés (les miens, ceux d’autres), la monstration d’une surface qui plongerait jusqu’à rendre parfois visible l’armature même.
Dans sa narration, Le Déficit indispensable ne finit pas vraiment, laissant une histoire en suspens. Avez-vous pensé, imaginé, prévu une suite à votre livre ?
Oui, mais la suite, que j’imagine comme un second épisode, nécessiterait, au regard d’une plausibilité éco-géographique propre au Déficit indispensable, une expérience (celle de Xing-Ping, par exemple, a été nécessaire) : celle du Japon – de différents Japons. Celui (post-)économique, celui des catastrophes écologiques. Celui des démons. Celui du Sud pour des îles englouties. Celui du Nord, pour l’existence d’un peuple, les Aïnous, dont le régime est, a été, matristique, et méconsidérés par les Nippon,e,s. Au sein du système de ces dernièr,es, fortement patriarcal, la question du genre est centrale - et ambigüe. L’écriture scripturale même en est empreinte : son système actuel provient, en partie, de la transformation que les femmes, firent, par leurs pratiques épistolaires, du système légal alors en usage, le système colon, idéogrammatique et chinois… Ces éléments, et bien d’autres, forment en regard de mes recherches, comme un syncrétisme – une possible nécessité.
Le déficit indispensable, d'Anne Kawaka, éditions Al dente, 2016