Dans Le Déficit indispensable d’Anne Kawala, le personnage principal et une chasseuse-cueilleuse des temps modernes. Une narration poétique autour de l’émancipation et du courage. Lecture de Christian Dorsan.
Les chasseurs-cueilleurs sont les premières tribus répertoriées. Elles sont nomades, se déplacent en groupe et luttent pour leurs survies. Le personnage principal du nouveau livre de poésie d'Anne Kawala, Le Déficit indispensable, est une chasseuse-cueilleuse des temps modernes : circulant à bord de son Humer qui transporte un canot de survie, elle se déplace au pôle nord pour rejoindre la Chine. Sa tribu? Un jeune garçon dont on ne sait pas grande chose et un nouveau né. On ne sait pas comment elle est arrivée là ni quoi – ou qui – elle fuit. Mais la chasseuse-cueilleuse vit dans l'urgence et doit faire face aux évements de la nature hostile.
Des anthropologues pensent qu'au temps des chasseurs-cueilleurs, il n'y avait aucune différence physique entre homme et femme car ils avaient le même rôle dans la tribu. Cela tombe bien, notre héros est une femme qui a tous les attributs du héro masculin par excellence : elle anticipe le naufrage du Humer qui s'est égaré sur la banquise qui de détache du pôle, elle est équipée d'armes et semble les maitriser. Anne Kawala casse les codes d'héros virils en mettant dans les mains de sa chasseuse le destin de sa mini-tribu.
Ordinairement, ce sont les femmes qui se greffent à une histoire de fuite, elles suivent ou elles restent sur leur frustration. L’homme en reste le héro qui, s’il séduit la femme dans sa fuite, lui redonne la sympathie qu’il avait perdu au départ de son aventure sanglante. La femme est-elle résignée à rester un élément décoratif de la rédemption de la gente masculine ?
Ici, l’homme n’existe pas, c’est la femme qui seule gère les événements et guide. Elle emporte ce garçon et ce nouveau-né (dont on pense que c'est le sien), ne fait pas de sentiment, se montre en revanche confiante et pédagogue. Elle déborde d'énergie et de courage. Et du courage, Anne Kawala sait le rendre par une architecture des mots.
Une architecture de la page innovante : sur une page blanche, elle met en scène deux trois mots soigneusement placés pour nous peindre un paysage. Cette forme d’écriture est proche du graphisme. Elle rend vivant les situations : lorsque les personnages dérivent, elle nous le restitue par une dérive de mots, de langues différentes, la disposition des mots nous décrivent ce périple tumultueux, le lecteur dérive en même temps que les héros. Et ceci est une réelle performance. Architecture de la page, mélange sans heurts de l'anglais, du français. Un style dépouillé qui va à l'essentiel, des répétitions de groupe de mots pour rendre l'urgence et le drame du voyage.
Le lecteur prend en cours une histoire dont nous ne saurons jamais le début, le pourquoi et il partage très vite le destins des trois personnages. Un poème vient comme un souffle après le voyage des héros, donne une profondeur au milieu du drame. On ne se pose pas de question en lisant la fuite, la dérive de la banquise, le voyage chaotique en canot de survie et l'échouage des protagonistes. Chacun joue sa survie même ceux qui vont les sauver. Le garçon est recueilli par des enfants qui, eux-aussi, jouent leur survie dans une sorte de soumission à un ordre bien établie que notre héro souhaite renverser comme l’a sans doute fait la chasseuse cueilleuse au départ de cette histoire. Je ne vous en dirai rien de plus, il faut se faufiler sur la banquise et se retrouver dans la mangrove pour connaître le désarroi et l'envie de survie.
Lire Le déficit indispensable c'est se laisser surprendre par une forme narrative nouvelle, vivante. Anne Kawala réinvente la littérature et ça fait du bien d'être bousculé. Reste quand même à la fin, un trouble sur cette histoire, une envie d'en savoir plus ou une suite. Quelque chose "d'encore", une émotion qui nous laisse étourdis d'avoir bravé l'académisme de nos anciennes lectures et accros déjà de ce nouveau mode d'écriture. Vous souhaitez une expérience ? Vous souhaitez vivre pleinement ce que vit un personnage en quête d'émancipation Vous n'avez qu'à tourner les pages de ce livre novateur et hors norme.
Émancipation, c'est bien de cela dont il s'agit: émancipation de cette femme face aux codes masculins, affranchissement de cette héroïne, émancipation par le retour à la source par l’action et non de la différenciation :
“au seuil,
son cœur est sa force, son débit,
sa douceur et sa rage écoutées,
chaque escarpement, chaque
variation saisonnière observée,
tout se noue et s’emporte”.
Émancipation aussi du style littéraire, en inventant tout un monde dans lequel le lecteur plonge immédiatement, sans préambule et avec délice.
Le Déficit indispensable, par Anne Kawala, Éditions Al Dante, 146 pp., 17€, ISBN: 978-2-84761-748-12