Rêves de Gloire, de Roland C. Wagner, paru chez l’Atalante en 2011, appartient à la catégorie des romans qui, dès la dernière page tournée, nous donne l’envie d’en parler, avec l’espoir qu’il suscitera le même engouement dans notre entourage, le même plaisir partagé.
Mais dans la peau d’un chroniqueur qui souhaite en faire la promotion dans le monde entier, en commençant par les Pays de la Loire, car il faut bien se choisir un point départ, l’exercice s’avère des plus périlleux. Pourquoi ? Parce qu’un tel texte est rétif à toute tentative de le résumer.
Risquons cependant cette approche en peu de mots : Rêves de Gloire est une uchronie aux multiples narrateurs anonymes qui se déroule à plusieurs époques dans un monde où le général de Gaulle a été assassiné, où un disque rare conduit à la mort, où Alger est une enclave française avant de devenir la Commune d’Alger lorsque la France devient dictature en 1973, où la drogue se nomme “Gloire”, où Timothy Leary fait la fête à Biarritz, où la casbah d’Alger accueille des hippies, rebaptisés “vautriens”, en quête d’un idéal fraternel, où Albert Camus n’est pas mort, où la musique est “psychodélique”…
En peu de mots, avions-nous dit…
Au fond, à quoi bon résumer ce livre ? Échouer dans cet exercice, n’est-ce pas faire honneur à son contenu foisonnant, coloré, labyrinthique ? En un seul mot cette fois : kaléidoscopique.
Sans conteste, Roland C. Wagner propose là son magnus opus, une uchronie atypique sur un sujet audacieux : la guerre d’Algérie et, par extension, les relations franco-algériennes. Et atypique est un euphémisme. Habituellement, une uchronie présente un point de divergence historique ; à l’auteur ensuite de décrire le monde tel qu’il aurait pu être. Mais Wagner multiplie les points de divergence (l’assassinat de Charles de Gaulle déjà évoqué plus haut, la tentative d’assassinat ratée de Kennedy, l’intervention ratée des Soviétiques en Hongrie en 1956, etc.) pour plonger son lectorat dans une histoire alternative, un espace-temps réinventé.
L’espace, c’est l’Algérie. Le tour de force de l’auteur est de faire découvrir aux lecteurs un pays à travers une histoire qui n’a pas eu lieu. Les relations franco-algériennes, les enjeux de la décolonisation, la Guerre froide… s’esquissent à travers le prisme de personnages sans nom. Leurs différents points de vue découpent le texte en autant de courts chapitres où le « je » domine. Wagner procède par induction : le subjectif donne la clef d’une histoire objective. Des faits particuliers découle la loi du monde à laquelle chacun n’a d’autre choix que de s’y soumettre. Wagner modifie les événements et ainsi change l’histoire, mais les hommes restent les mêmes et leur environnement, quoique différent de notre réalité, n’est ni pire ni meilleur. La tentation de l’utopie ou de la dystopie n’effleure pas l’auteur, qui aurait pu s’approprier les paroles d’un certain Snake Plissken, entendues dans le film Escape from L.A. : “The more things change, the more they stay the same.” (“Plus ça change, plus c’est la même chose.”)
Le temps, ce sont les sixties. Certes, le lecteur se promène sur toute la seconde moitié du XXe siècle, mais les années 60 se taillent la part du lion, avec sa musique, qui passe du “gymnase” au “psychodélisme” (de la pop au psychédélisme), sa “Gloire” et ses “vautriens”. Wagner use de néologismes pour faire d’Alger le point nodal de la contre-culture à partir duquel un avenir radieux semble possible. Une chanson symbolise ce mouvement : Rêves de Gloire, enregistrée par les Glorieux Fellaghas. Tombée dans l’oubli quelques années plus tard, elle suscite l’intérêt d’un collectionneur de vinyles qui découvre son caractère maudit.
L’Algérie des sixties, Roland C. Wagner la connaissait bien, lui qui est né à Bab El Oued en 1960. Il lui a fallu près de vingt ans pour écrire ces Rêves de Gloire, son meilleur roman, et aussi son plus personnel. Son uchronie s’affranchit des lois du genre et dépasse le cadre de la science-fiction. À défaut de devenir un classique de la littérature française, qui ne voit pas d’un bon œil l’intrusion de l’imaginaire dans la fiction, il s’impose comme un roman incontournable de la science-fiction française, récompensé par plusieurs prix : grand prix de l’Imaginaire, nouveau grand prix de la science-fiction française, prix européen Utopiales, prix ActuSF de l’uchronie et prix Rosny aîné (posthume).
S’il y a un seul reproche à formuler sur ce roman, c’est à la réalité que nous le ferons. Roland C. Wagner est décédé en 2012 dans un accident de voiture, comme Albert Camus, qu’il avait ressuscité dans les 700 pages de ses Rêves de Gloire. Ironie du sort nous privant d’une œuvre future qu’il nous reste, à nous lecteurs, à imaginer.
Rêves de Gloire, de Roland C. Wagner, L’Atalante, 704 pages, 25 €, 9782841725403