Un roman qui évoque la vie ouvrière et l’ancienne industrie sidérurgique de Saint Nazaire, écrit dans un style d’une prenante poésie. Lecture de Gérard Lambert-Ullmann.
Assurément, elle interpelle le voyageur arrivant pour la première fois à Saint Nazaire cette araignée de béton lovée sur l’horizon. Les forges de Trignac, vestige de l’époque où la construction navale prenait son essor, sont en effet assez impressionnantes: “carcasses mystérieuses et funestes, ces échassiers gigantesques caparaçonnés de gris, mi-sauvages, mi-apprivoisés, tétanisés au milieu du marais, guettant leur proie”. Il y a là de quoi nourrir deux regards qui se disputent: “La fascination devant les traces monumentales de l’ancienne industrie sidérurgique, du savoir faire technique naissant, ou l’indignation devant l’exploitation, l’oppression réservées aux ouvriers, liées à des conditions de travail impensables, inimaginables”. C’est à quoi se consacre, superbement, Jean-Pierre Suaudeau, nazairien d’adoption depuis longtemps, dans ce livre qui ne se veut pas une étude historique, mais un roman, et qui en a toute la finesse et la puissance.
Son propos pourrait se résumer par une phrase: souvenons-nous de ce que nous n’avons pas connu. Il s’agit en effet, par delà les ruines, de faire entendre le battement des cœurs des différents protagonistes de leur histoire: des maîtres des forges aux ouvriers. Pour cela, l’auteur se promène entre trois époques: la fin du 19ème siècle, création de l’usine pour servir à la construction de bateaux en fer par la Compagnie Générale Transatlantique, et première grève ouvrière de 1894, longue et dure, tandis que la haute bourgeoisie découvre les charmes balnéaires de La Baule; puis les années 70 et une nouvelle grève emblématique de l’usine Caravelair située juste à côté des forges fermées en 1945, et le tournage du film de René Vautier Quand tu disais Valery; enfin l’année 1983 durant laquelle un spectacle impressionnant mettant en scène Le chant général de Pablo Neruda avait été monté dans les ruines des forges.
Cependant, en écrivain subtil, Jean-Pierre Suaudeau se garde bien de faire du Zola. C’est dans un style d’une prenante poésie qu’il peint son tableau de la lutte du fer et de la sueur. Et c’est en homme sensible qu’il écrit une ode parfaite à la dignité.
Les Forges, un roman, de Jean-Pierre Suaudeau, Joca Seria, 100 p., 16 €, ISBN 9782848093024.