Le nouveau livre de John Taylor et de Caroline François-Rubino, Boire à la source, un trait d'union entre l'immensité de la vie et nous-mêmes, un bâton sûr pour la marche. Lecture de Clodine Bonnet.
Vous ouvrez Boire à la source et vous êtes au cœur de la montagne, dès la première page. Pour autant John Taylor ne nous donne pas le paysage d'un seul coup, d’un bloc, comme on pourrait embrasser d'un seul regard une vue panoramique. Non, l'auteur-poète, ici dans la traduction de Françoise Daviet, nous entraîne pas à pas, nous abreuve lampées par lampées. Sur chaque page, un très court texte, comme une marche. Il nous faut, nous aussi, gravir, grimper pour trouver la pépite. Il nous faut savoir voir.
“Les grenats dans les graviers” méritent l’ascension, le ciel aussi : “Lève les yeux : le sommet au-dessus de toi se déplie toujours plus haut jusque dans les nuages et le bleu du ciel”. Mais ne croyez-pas que ce soit injonction à chaque virage, à chaque page. C'est ici la seule fois où l'auteur nous donne un ordre, nous parle à l'impératif, et c'est au tout début du livre. Tout le temps restant, on lui emboîte le pas en oubliant presque que c'est quelqu'un d'autre que soi qui a écrit.
Pour peu que nous soyons marcheurs, nous retrouvons sensations sous nos pieds et émerveillements devant la surprise : “Au-dessus de l'alpage, un aigle s'envole de la falaise ; et quand je baisse les yeux, une vipère traverse le chemin.” Nous y sommes, avec lui, sans lui. Quand celui qui nous emmène en balade tutoie les cieux, “les langues de brouillard” dont “il voudrait qu'elle parle”, c’est avec délice que nous sommes de cette conversation muette et si riche.
À chaque page, un arrêt du temps nous est donné. L'écriture est simple, de cette apparente simplicité et de cette force qui caractérisent les haïkus. Si aucune des pages ne se présente de façon versifiée, l’esprit est là et la forme parfois, vraiment proche : “Rouge-queue se posant au pied de la croix du village.” L’éternité côtoyant l’immobilité soudaine, certainement de courte durée, et la vie d’avant et d’après, rapide, fulgurante. Il y a tout cela dans cette poésie. Nous sommes complices de ce saisissement, parcourant le chemin, gravissant le sommet, nous attardant sur le caillou ou la fissure, la gentiane ou les aiguilles de mélèze. L’humain n’est jamais loin, on le rencontre dans la trace qu’il a laissée ou en pleine action dans le fond de la vallée. Il fait corps avec la montagne : “Fin août, tôt le matin : bûches de mélèze qui brûlent dans chaque cheminée”.
Parcourant le livre, des camaïeux de gris-bleu, des transparences, attirent notre œil mais ne nous kidnappent pas. Là aussi, les aquarelles de Caroline François-Rubino ont la délicatesse de ne pas nous prendre de force par la main pour nous montrer ce qu’est la montagne. Elles ne nous empêchent pas de créer nos propres images. Parfois même des doubles pages sans illustrations. Pour ma part, j’ai d’abord lu le texte et juste entraperçu les paysages peints. Dans un second temps, je me suis attardée sur les aquarelles et ai plongé dans cette superposition de lumière et de relief. Rien ne s’est contredit de mes images et de celles qui étaient sur la page. À regarder les traits obliques des « nuages-herses » l'envie de rajouter une petite laine m'est venue, la sensation de fraîcheur me tombant sur les épaules. À la nuit pas encore tombée, j'ai été enveloppée d'obscurité.
Dire que ce livre est un vrai trait d'union entre l'immensité de la vie et nous-mêmes, un bâton sûr pour la marche, un temps de liberté pour trouver ce que chacun veut. Lui-même, format paysage est souple et aéré, le papier d’un beau grain. Et tout à la fin, le texte dans la langue maternelle de l’auteur originaire de l'Iowa aux États-Unis et vivant à Angers depuis 1987.
Boire à la source, de John Taylor, édition bilingue, traduction de Françoise Daviet, Éditions Voix d'Encre, 20 euros, ISBN 978-2-35128-117-8