La Communauté, de Tanquerelle et Benoît : la BD d'une tentative d'utopie en Loire-Atlantique

Publié le 03/04/2017 par Patrice Lumeau

68 est encore tout frais dans les mémoires de ces jeunes gens. Nous sommes en 1972. Les idéalistes ne sont pas tous partis tâter de l'utopie au sud, dans les Pyrénées, en Ariège ou Ardèche… La Loire-Atlantique a aussi connu ce mouvement. La Communauté [entretiens], nous entraîne dans le nord du département. Le dessinateur Hervé Tanquerelle, interviewant son beau-père Yann Benoît, l'un des pères fondateurs de la communauté, fait revivre en bande dessinée cette aventure humaine.

Au départ il n'y a pas une volonté politique affirmée. “C'est le lieu qui a fait la communauté et pas les idées”. En effet cette ancienne minoterie brinquebalante, par son potentiel bâti et agricole, allait devenir pour ces jeunes en souffrance de société, le lieu des possibles.

Dans une discussion à bâtons rompus, les auteurs retracent l'installation de la communauté qui revendique un objectif : faire modèle. Vivre en autarcie. Sans patron, en autogestion. Mais rapidement les idéaux se heurtent à un manque de savoir-faire pourtant nécessaire à la survie en milieu rural. Les lapins, les poules, les canards, ça peut encore aller, mais quand il s'agit de tuer le cochon, on fait comment ? La communauté en appelle aux voisins, les paysans.

À aucun moment le lieu n'est précisé. Nous sommes dans la campagne nantaise. Il s'agit bien d'un retour à la terre, version Tanquerelle et Benoît. Nous ne sommes pas dans la fable de Larcenet mais bien dans le documentaire dessiné, tendance Davodeau.

La couverture du premier volume est explicite : deux planètes s'observent. La ruralité et la  communauté. L'une et l'autre se découvrent puis s'apprivoisent. La cave, domaine exclusif des hommes et du vin, devient le lieu de beaucoup de transactions. Les femmes y restent étrangères, cantonnées à la cuisine pour boire le café. “Faudra pas être plus fier !”  La sociabilité se construit  “au cul des barriques” et aussi sur le terrain de foot local. “Hé, amuse pas l' verre”. Autant d'us que les jeunes doivent s'approprier non sans quelques maladresses. Oui ce monde rural a ses valeurs, non on ne travaille pas le jour de la Toussaint ! Pas sûr que les voisins prêtent de sitôt leur tracteur.

La force de cette BD tient dans la manière très réussie de restituer la vie communautaire : les discussions du vendredi soir, les fêtes, les règles et, bien sûr, les conflits. Le sérieux de la communauté laborieuse est la caution brandie à la face du monde. Au fronton de la Minoterie on aurait pu graver la devise “Travail, vie entière”. Ici, on se situe en marge du mouvement hippie, pas de drogue (hormis celles légales, le tabac et l'alcool), pas de révolution sexuelle (au début tout au moins) et peu de rock'n'roll (prime la chanson française à texte). 

Le dessinateur et l'interviewé se baladent dans l'histoire avec une grande fantaisie. Ce procédé narratif, où les auteurs évoluent dans la case dessinée, crée à la fois une distanciation et une forte implication tout en sensibilité. Arrivent les années 8o. La communauté petit à petit se fait rattraper par le vent de l'individualisme, implicitement lié au libéralisme ambiant. Alors qu'économiquement, enfin, cette entreprise humaine respire (l'artisanat est devenu Scop), les individus commencent à étouffer. Les rapports humains se dégradent.

Jamais les auteurs ne tombent dans le cliché. Tanquerelle parsème judicieusement son dessin noir et blanc de quelques vignettes au lavis, photos d'un temps révolu. Ces rares instantanés surgissent avec force pour évoquer la vie communautaire et toute son humanité.

De nos jours la communauté n'existe plus. L'artisanat développé par ces barbus et chevelus perdure ailleurs, dans une florissante entreprise de jouets, doudous, et autres cadeaux de naissance.

Au début du livre, les entretiens se déroulent dans la cuisine chez François, dans ce hameau qui a vu naître et mourir la communauté. Si vous passez par la campagne de Saffré, vous ne pourrez plus voir la minoterie qui a brûlé en 1988, mais vous pourrez faire une halte dans ce hameau, le Moulin Roty. Au 10, se trouve un lieu dédié à l'art, François en est directeur artistique.

 

Yann Benoît et Hervé Tanquerelle. Dessin d'Hervé Tanquerelle. La Communauté [entretiens],  Futuropolis, 368 pages, 17x22,5 cm. 30 €. ISBN : 9782754803960
Les deux volumes de La Communauté, initialement parus en 2008 et 2010 ont ensuite été réunis sous un format intégral.