[LES INTEMPORELS] Animaux à mimer, de Alexandre Rodtchenko et Serge Tretiakov

Où l’on rencontre la pipe d’Alexandre Rodtchenko, le petit-fils dudit, l’avant-garde russe, des animaux en pliage, un photograveur et des éditeurs nantais acoquinés avec des ourses.

Partons de ce portrait de Rodtchenko fumant sa pipe dans son bleu de travail plein de poches, dont l’air de méchant de service est sérieusement trahi par les crayons de couleur qui sortent de sa poche et les circonvolutions de son matériel en arrière-plan. Il résume pourquoi j’aime ce livre si singulier car la présence de cette photo dans les dernières pages raconte l’invention en 2010 par l’association Les Trois Ourses et les Éditions MeMo d’un album rêvé par trois artistes russes dans les années 1920.

Éléphant, kangourou, pieuvre, phoque, tortues, girafe, autruche. Et le chat ! Serge Tretiakov publie ces huit poésies en 1926. C’est un homme de théâtre et c’est ça qu’il met dans ses textes : du corps, du geste, de l’invention. Il réfléchit au rôle dévolu au livre pour enfant et à la manière de s’adresser à eux. Pour les illustrer il veut un œil neuf et il choisit Alexandre Rodtchenko, graphiste et photographe, adepte du photomontage et artiste d’avant-garde. Les lignes, les formes géométriques sont le nouvel alphabet de ce militant qui, avec Varvara Stepanova, va mettre en scène chaque poème. Leur credo est d’inventer à partir de rien, des moyens du bord ; ils créent des figurines de papiers découpés et les photographient. C’est ce qui donne ces illustrations si touchantes, on y voit la bidouille, la table de l’atelier, les fils électriques, l’ombre du photographe…

Mais le projet Tretiatov/Rodtchenko n’a jamais vu le jour et 70 ans plus tard l’association Les Trois Ourses, avec les Éditions MeMo, se lancent dans une véritable épopée pour que le livre soit édité. Odile Belkeddar et Yves Mestrallet filent à Moscou, avec Julien Baudet, l’indispensable photograveur, et rencontrent le petit-fils de Rodtchenko, qui se souvient et surtout les encourage a créer un livre pour les enfants, dans l’esprit de Rodtchenko soit, mais en gardant une grande part de liberté.

Plus qu’un travail de réédition, il a fallu faire en partie œuvre de création puisque l’album original n’a pas été édité — il n’y avait pas de maquette ni d’indications des auteurs — et inventer le livre que Rodtchenko n’a jamais vu. Jongler entre le patrimonial (total respect) mais en gardant à tout prix le jeu, la rigolade proposée au lecteur. Comment alors choisir un lettrage ? Des couleurs ? Une mise en page ? Un format ? Quelles photographies garder ? Avoir le courage de faire des choix ? Pour moi en tant que lectrice, j’aime que cette alchimie reste secrète, comme les trucs des magiciens. Je retiens juste du récit qu’en donne — avec gourmandise — Christine Morault, que les plaques de verre sont conservées à Moscou et que leur reproduction sur papier a exigé une numérisation spéciale, laquelle a permis l’impression des photos dans des conditions impossibles à l’époque. Les images de Rodtchenko ont été ainsi recréées par le photograveur couches par couches, avec un travail de fourmi sur la matière des noirs, des gris, de l’orange.

Pour recréer l’ambiance des poèmes de Tretiatov, drôles et vivants, l’équipe a choisi Valérie Rouzeau pour un travail de traduction/création qui fasse écho au parti pris adopté pour les illustrations.

Animaux à mimer, c’est mon coup de cœur parce qu’on joue et qu’on est sérieux. On est dans la colle blanche et les ciseaux, sur un coin de la table de la cuisine en rentrant de l’école, et puis fourrés dans le grand placard du couloir pour trouver un pull marin mité où découper une trompe d’éléphant. Et qu’aussi cet album nous emmène dans le “méta” : dans l’histoire de la photographie, dans ce qu’on met dans un livre pour enfants, dans le constructivisme, dans le rôle d’un artiste, dans la création d’une œuvre à plusieurs mains et sur plusieurs époques…

Animaux à mimer,  de Alexandre Rodtchenko - Serge Tretiakov, Editions MeMo 2010, Collection des Trois Ourses. Texte français de Valérie Rouzeau et Odile Belkeddar. Un livre (non paginé) avec un encart à découper.
EAN 978-2-35289-074-4. 32€. Huit poèmes illustrés - avec un texte sur la généalogie du livre, le récit de la création des photos, et le récit du travail des MeMo.