Quand les lecteurs font cercle

Publié le 24/06/2019 par Patrice Lumeau

Ce qui rĂ©unit les lecteurs ? En plus du plaisir complice d’échanger, l’amour du livre rĂ©unit autour d’un savoir lire. 

Si chaque groupe de lecteurs se forme pour dĂ©fendre ses lectures, ses idĂ©es et Ă  l’occasion les transmettre, ils prennent des formes diverses, de la petite structure informelle jusqu’à l’acadĂ©mie. 

Le 7 fĂ©vrier dernier, tour de Bretagne Ă  Nantes, une centaine de personnes sont au rendez-vous. Après plus de vingt ans d’exercice, la sĂ©ance du cafĂ© littĂ©raire est rondement menĂ©e. Huit personnes sur l’estrade prĂ©sentent leur lecture Ă  l’assemblĂ©e. Dans l’annĂ©e, l’AcadĂ©mie littĂ©raire de Bretagne et des Pays de la Loire fixe quatre rendez-vous. Ă€ chaque session s’ajoute une sĂ©lection des livres de l’Ouest. Ce jour, on y retrouve, Ă€ la ligne de Joseph Ponthus. L’ouvrage a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă  la tĂ©lĂ© la veille, mais c'est une coĂŻncidence, car l’AcadĂ©mie ne cherche pas Ă  coller Ă  l’actualitĂ© mĂ©diatique du livre. Pour la chancelière NoĂ«lle MĂ©nard, « la littĂ©rature est malade de trop de parutions ». Faire cercle est un moyen de lutter, de montrer qu’il existe d’autres choix de lecture, tout en veillant Ă  l’ancrage rĂ©gional. Le public, aurĂ©olĂ© de cheveux blanc, compte essentiellement des femmes, qui pour certaines font partie d’autres cercles.

Occasionnellement lectrice pour l’AcadĂ©mie, StĂ©phanie Hanet, n’en est pas Ă  son premier cercle. En tant que chargĂ©e des animations de la librairie Coiffard, elle y dirige le club de lecture. NĂ© il y a trois ans, ce club est intiment liĂ© au prix des lecteurs de la librairie nantaise. Pour y entrer, il faut s’en remettre au sort. Sur la soixantaine de candidatures reçues la première annĂ©e, quinze ont Ă©tĂ© tirĂ©es au hasard. L’assemblĂ©e est renouvelĂ©e par tiers, tous les ans. Ces clients « chouchous » sont sans conteste dans une quĂŞte d’évasion via la littĂ©rature. Le plus : pouvoir rencontrer l’auteur du livre lu, confortant ou infirmant l'avis du lecteur. 

BasĂ©s aussi sur la rencontre avec l’écrivain, mais pour un cercle plus large, les Bouillons, fĂŞtent Ă  Angers leurs dix ans. Ces rendez-vous, crĂ©Ă©s en association avec Le dire et l’écrire, sont activement soutenus par la librairie Contact et la Sadel. Catherine Malard, qui est l’instigatrice de ces rencontres, conduit l’interview suivie d'un Ă©change avec la salle composĂ©e d'une cinquantaine d'auditeurs ; lĂ  aussi, pour une large part, ce sont des femmes retraitĂ©es.
Depuis deux ans, en partenariat avec la bibliothèque municipale d'Angers et Le Quai, les Bouillons ont trouvé un nouveau souffle. Les dix rendez-vous annuels sont souvent ponctués d’un moment convivial, (apéritif, buffet...) car pour Catherine Malard « le livre se pose aussi comme une médiation de la rencontre ».

Outre les clubs de lecture liĂ©s Ă  un prix littĂ©raire, les mĂ©diathèques perpĂ©tuent depuis longtemps la tradition du cafĂ© littĂ©raire. Ă€ Nantes, la bibliothèque municipale propose des rencontres conviviales comme le CafĂ©-blabla qui s’organise Ă  la pause dĂ©jeuner, une fois par mois. Manon Borot, qui anime le cafĂ©, prĂ©cise elle aussi que l’actualitĂ© du livre n’est pas forcĂ©ment de mise. L’intĂ©rĂŞt rĂ©side dans « l’échange informel qui permet de rebondir d’une lecture Ă  l’autre ». Le CafĂ© bla-bla est un exemple des divers cercles qui traversent le rĂ©seau des mĂ©diathèques.  

La passion de la littĂ©rature, socle de ces cercles, peut se croiser avec « une volontĂ© persistante d’éducation populaire ». C’est en ces termes que Alain Schoelinck prĂ©sente La bibliothèque du CLAJ (Club Loisirs Actions Jeunesse). Si le comitĂ© de lecture se rĂ©unit tous les mois, La bibliothèque du CLAJ a une tendance « irrĂ©gulomadaire » Ă  se retrouver. Ă€ peu près tous les deux mois, on vient discuter, brasser les idĂ©es du moment, Ă©galement s’imprĂ©gner de savoir. Bertrand, qui fait partie du comitĂ© de lecture, privilĂ©gie une sĂ©lection « en lien avec une perception sensuelle du monde », tel ce rĂ©cit de travail d’un charpentier La vie solide de Arthur Lochmann. Le CLAJ milite pour  « offrir une culture accessible et populaire », en rĂ©action au lien social qui disparaĂ®t. Le collectif, un noyau de dix personnes (du maçon au journaliste), fait une prĂ©sentation des livres, auprès d’une trentaine d’auditeurs en moyenne. Certains lisent très peu, dixit Alain, mais ils viennent tendre l’oreille, s’approprier les outils de comprĂ©hension du monde. La soirĂ©e bibliothèque ne se limite pas aux livres, l’échange d’idĂ©es se poursuit en partageant mets et vins.

Dans cette mouvance de s’amuser en se cultivant, les DĂ©livreurs se rĂ©unissent au cafĂ©. Chacun vient avec son livre. Ce cercle d’un autre genre fonctionne depuis quatre ans. Pour Nadine, la fondatrice, et Marie-HĂ©lène qui l’a rejointe, l’avantage est de faire se rencontrer les gens et les genres. « Jamais, jamais, je n’aurais touchĂ© Ă  la SF ! » Pourtant un soir, Marie-HĂ©lène Soyer est repartie avec un roman de SF et elle avoue avoir fait depuis de belles dĂ©couvertes. La  « dĂ©livrance » a lieu Chez mon oncle, un cafĂ© nantais convivial en diable tenu par Pierre, co-crĂ©ateur des DĂ©livreurs. L’association de lecteurs qui n’a pas besoin de statut officiel possède l’éthique du don. Le principe est simple, on se retrouve Chez Mon oncle et on donne, son avis et son livre bien-aimĂ©. Le dĂ©livreur ayant dĂ©livrĂ© repart alors avec un nouveau livre. Comme quoi, hors du recyclage, le livre a bien parfois droit Ă  une seconde vie. Mais la structure informelle peine Ă  s’agrandir et de l’avis de ses participants, le frein majeur serait le don...

Notons enfin une mĂ©thode de lecture collective qui dĂ©sacralise le livre pour mieux se l’approprier... en le dĂ©coupant. LittĂ©ralement ! L’arpentage s’inscrit aussi dans un mouvement d’éducation populaire. Une fois le livre dĂ©coupĂ©, chaque partie est distribuĂ©e Ă  un groupe pour ĂŞtre lue, puis restituĂ©e Ă  l’assemblĂ©e. Alice Mounissamy, l'une des animatrices de L’Arpentage Ă  l’universitĂ© populaire de Nantes, prĂ©cise que « ce regard collectif et critique apporte une rĂ©elle profondeur de lecture ». Nul doute qu’ainsi « dĂ©sossĂ© », le livre offre une partie de son âme. Cette pratique propose un moyen de « s’entraider dans la lecture ». ExpĂ©rience et savoir entrent en confrontation. Ă€ l’universitĂ© populaire, cette lecture originale rencontre un engouement croissant. Les places limitĂ©es pour un arpentage (en gĂ©nĂ©ral une quinzaine) sont rĂ©servĂ©es en moins de deux jours. « Chaque expĂ©rience est unique », ajoute Alice Mounissamy, car l’arpentage offre la parole Ă  des personnes qui, parfois, n’en disposent pas.

 

Le café littéraire se fonde donc sur un échange où la convivialité est convoquée. Académie, librairie, café, chacun à sa manière s’empare de la littérature. L’objectif commun reste le partage de la culture et sa diffusion. À l’heure des réseaux virtuels, ces cercles de lecteurs sont de précieux témoins du livre vivant