Peindre le moment pour vous cette nuit, de Joe Brainard

Publié le 27/03/2017 par Thierry Bodin-Hullin
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En France, on connaît Joe Brainard pour son fameux I remember, qui inspira le Je me souviens de Georges Perec. Avec Peindre le moment pour vous cette nuit, les éditions Joca Seria nous font découvrir un portrait plus complet de l’écrivain américain.

JOE BRAINARD, OU LE MOI FRAGMENTÉ

Mort du Sida en 1994 Ă  l’âge de 52 ans, l’artiste, Ă  la fois poète et peintre, est apparentĂ© Ă   L'École de New York, un groupe d’écrivains, peintres, danseurs et musiciens des annĂ©es 60, se rĂ©clamant de l'inspiration du surrĂ©alisme et des mouvements d'avant-garde. Les poètes John Ashbery, Ted Berrigan, Franck O’Hara, Ron Padgett, James Schuyler, amis de Brainard et tous citĂ©s dans Peindre le moment pour vous cette nuit sont Ă©galement publiĂ©s par l’éditeur nantais dans sa collection amĂ©ricaine.

La trentaine de textes proposée ici ont été écrits entre 1962 et 1978, sauf un daté de 1991. Difficile de suivre linéairement la diversité proposée, tant ces “exercices” renvoient à une multitude de genres. Journaux d’un jour ou de voyage, notes d’un trajet en train ou en car, portraits de quelques lignes, brèves réflexions sur des sujets tels l’argent, la peur, le sexe, la mort, et autres poèmes ou aphorismes. . .

“J’aimerais Ă©crire un roman”, affirme Joe Brainard dans l’entretien de 1977 qui clĂ´t l’ouvrage. Ce roman ne sera jamais Ă©crit et le lecteur, avec ce qu’il saisit de l’écrivain,  n’en est pas Ă©tonnĂ©. Dans la mĂŞme rĂ©ponse, il ajoute : “Mais je vais sans doute me concentrer sur la peinture.” C’est ce Brainard-lĂ  que l’on dĂ©couvre ici : pas seulement celui qui se rappelle les souvenirs de son enfance, mais un homme sans certitude qui cherche Ă  travers l’écrit (et on l’imagine, Ă  travers ses peintures et collages) Ă  construire un ensemble oĂą le JE, quasi anaphorique, est omniprĂ©sent.

Ainsi est le patchwork proposé : le reflet d’une vie multiforme, assemblage, rafistolage de pièces posées sur des ruptures, blessures et déchirures. Ou le vide même de l’existence que Brainard semble chercher à combler coûte que coûte.

Georges Perec voulait Ă©puiser la description du quotidien et de l’habituel pour tenter de capter notre vĂ©ritĂ© (L’Infra-ordinaire, 1989), Joe Brainard passe son temps, par mille petites touches successives, Ă  cerner sa propre rĂ©alitĂ© pour mieux se  comprendre. “Je ne cesse d’essayer”, Ă©crit-il. “Je ne suis pas persuadĂ© que mes problèmes seront d’un grand intĂ©rĂŞt pour un inconnu”; mais il y a quelque chose de vital dans cette entreprise: “c’est mon seul espoir”.

“Bon dieu, le JE m’épuise”, avoue-t-il. C’est pourtant dans cette tentative (cette “tentation”, dirait Brainard) d’épuisement de soi que le poète capte et accepte tous les petits moments de la vie,  avec ses contradictions permanentes: “Je me sens merveilleusement bien. Et fou. Et dans un Ă©quilibre incertain.” L’autoportrait sensible d’un homme touchant.

Peindre le moment pour vous cette nuit, de Joe Brainard, traduction de Martin Richet, Joca Seria, 272 pp., 25 €, ISBN  : 978-2-84809-256-0.