En France, on connaît Joe Brainard pour son fameux I remember, qui inspira le Je me souviens de Georges Perec. Avec Peindre le moment pour vous cette nuit, les éditions Joca Seria nous font découvrir un portrait plus complet de l’écrivain américain.
JOE BRAINARD, OU LE MOI FRAGMENTÉ
Mort du Sida en 1994 à l’âge de 52 ans, l’artiste, à la fois poète et peintre, est apparenté à L'École de New York, un groupe d’écrivains, peintres, danseurs et musiciens des années 60, se réclamant de l'inspiration du surréalisme et des mouvements d'avant-garde. Les poètes John Ashbery, Ted Berrigan, Franck O’Hara, Ron Padgett, James Schuyler, amis de Brainard et tous cités dans Peindre le moment pour vous cette nuit sont également publiés par l’éditeur nantais dans sa collection américaine.
La trentaine de textes proposée ici ont été écrits entre 1962 et 1978, sauf un daté de 1991. Difficile de suivre linéairement la diversité proposée, tant ces “exercices” renvoient à une multitude de genres. Journaux d’un jour ou de voyage, notes d’un trajet en train ou en car, portraits de quelques lignes, brèves réflexions sur des sujets tels l’argent, la peur, le sexe, la mort, et autres poèmes ou aphorismes. . .
“J’aimerais écrire un roman”, affirme Joe Brainard dans l’entretien de 1977 qui clôt l’ouvrage. Ce roman ne sera jamais écrit et le lecteur, avec ce qu’il saisit de l’écrivain, n’en est pas étonné. Dans la même réponse, il ajoute : “Mais je vais sans doute me concentrer sur la peinture.” C’est ce Brainard-là que l’on découvre ici : pas seulement celui qui se rappelle les souvenirs de son enfance, mais un homme sans certitude qui cherche à travers l’écrit (et on l’imagine, à travers ses peintures et collages) à construire un ensemble où le JE, quasi anaphorique, est omniprésent.
Ainsi est le patchwork proposé : le reflet d’une vie multiforme, assemblage, rafistolage de pièces posées sur des ruptures, blessures et déchirures. Ou le vide même de l’existence que Brainard semble chercher à combler coûte que coûte.
Georges Perec voulait épuiser la description du quotidien et de l’habituel pour tenter de capter notre vérité (L’Infra-ordinaire, 1989), Joe Brainard passe son temps, par mille petites touches successives, à cerner sa propre réalité pour mieux se comprendre. “Je ne cesse d’essayer”, écrit-il. “Je ne suis pas persuadé que mes problèmes seront d’un grand intérêt pour un inconnu”; mais il y a quelque chose de vital dans cette entreprise: “c’est mon seul espoir”.
“Bon dieu, le JE m’épuise”, avoue-t-il. C’est pourtant dans cette tentative (cette “tentation”, dirait Brainard) d’épuisement de soi que le poète capte et accepte tous les petits moments de la vie, avec ses contradictions permanentes: “Je me sens merveilleusement bien. Et fou. Et dans un équilibre incertain.” L’autoportrait sensible d’un homme touchant.
Peindre le moment pour vous cette nuit, de Joe Brainard, traduction de Martin Richet, Joca Seria, 272 pp., 25 €, ISBN : 978-2-84809-256-0.