Dans son nouveau recueil de poèmes, Ewa Lipska se penche sur un “rebus” fait de pièces qui semblent disparates mais qui, ajointées avec intelligence, prennent un sens: le monde. Lecture de Claire-Neige Jaunet.
"Le monde dans lequel nous vivions s'appelait Rebus et se fichait de nos questions"
Ainsi s'achève le premier poème du recueil d'Ewa Lipska, Lecteur d'empreintes digitales, paru en édition bilingue chez Lanskine et traduit du polonais par Isabelle Macor. Nous voilà invités à penser une démarche de déchiffrement. Le monde est un rébus fait de pièces qui semblent disparates mais qui, ajointées avec intelligence, prennent un sens. Il s'agit donc de cueillir ce qui nous est donné ça et là , et de le rassembler ensuite. À commencer par les moments de notre vie, dont l'axe passé – présent – futur est loin d'être un fil linéaire simple. Il est si bien lesté de "dates" et d'"histoires impossibles à effacer" qu'on l'emporte avec soi même "en vacances"; lesté aussi de "projets d'avenir" qui ont rejoint le passé, certains "sont morts" et d'autres "n'ont plus aucune chance".
Ce temps qui semble nous appartenir en propre est aussi celui de l'Histoire. Nos souvenirs sont emplis de ce que tous partagent à une certaine époque. Hier, les rituels scolaires, les films muets, "Chaplin. Laurel et Hardy. Keaton"…; aujourd'hui, Coca Cola, Ronaldo, les villes bétonnées... Démêler ce qui nous fut offert nous fait dériver jusqu'à la genèse, ou plutôt jusqu'au Big Bang, avec les questions toujours sans réponse sur "l'artisan" ou "l'orfèvre" ou "l'horloger" qui avait "trempé dans la création du monde". Il faut faire avec les pièces manquantes, "les témoins" qui pourraient "confirmer" ce qui fut ne sont plus, "le vent a dispersé le lait mousseux"...
Le faiseur de rébus, c'est le Temps, porteur de vie et de mort. Il s'invite dans notre esprit sans nous demander notre assentiment: "les visites des défunts tombent toujours à des heures indues, juste au moment où on sort pour aller au cinéma, en discothèque, au supermarché"...
Autant dire que les liens qui relient les fragments dispersés sont aussi difficiles à déceler que des empreintes digitales. Mais ils sont, comme elles, notre signature intime, posée à la croisée d'un passage achevé et d'une présence actuelle.
Aujourd'hui, la marche du monde nous donne les moyens de démultiplier notre présence: il nous suffit de poser nos doigts sur la surface de certains objets, certains "lecteurs", pour accéder à des contacts virtuels de toutes sortes (blogs, newsletters...) qui ouvrent "nos fichiers virtuels de corps": est-ce donc à présent le monde qui nous lit ? est-il devenu le lecteur de nos empreintes, est-ce lui le nouveau "lecteur d'empreintes digitales"...?
Lecteur d'empreintes digitales, de Ewa Lipska, traduction d'Isabelle Macor, Éditions Lanskine, 77 pp., ISBN : 979-10-90491-40-3.