“J’appartiens à l’une de plus vieilles familles d’Orsenna”. Le célèbre incipit du Rivage des Syrtes de Julien Gracq est également celui du nouveau roman de l’auteur pornicais, Téodoro Gilabert, Je transgresserai les frontières.
Le Rivage des Syrtes revisité
Je transgresserai les frontières est tout autant un roman d’aventures, une sorte de thriller géopolitique qu’un livre hommage à l’auteur du Rivage des Syrtes, tant sa présence parcourt chacune des pages.
En grand connaisseur de l’histoire et de la géographie qu’il enseigne – tout comme Louis Poirier –, Teodoro Gilabert nous transporte dans le golfe de Syrte et dans l’histoire de la Lybie. Une plongée dans les années d’entre-deux guerres marquées par le colonialisme italien, puis dans les années 80 dans la Libye de Kadhafi, enfin en 2016 dans la ville de Syrte en pleine débâcle de l’Etat islamique. C’est là que le jeune Alberto Brandini va chercher les traces de son origine familiale et découvrir l’invraisemblable histoire de ses grands-parents.
Il serait trompeur de réduire le récit à une simple aventure romanesque. Finement, et avec beaucoup de malice, le narrateur nous entraîne dans un récit où l’élément déclencheur, et très perturbateur, n’est autre que le roman de Julien Gracq. Alberto est le double emblématique de Aldo Aldobrandi, le héros du Rivage des Syrtes, dont la devise familiale est Fines Transcendam, Je transgresserai les frontières. Le jour de ses 16 ans, le père d’Alberto laisse à son fils le roman de Gracq avec ces mots : “pour que tu saches d’où tu viens”. Le lecteur est alors embarqué, non sans humour, dans une sorte de “je t’aime, moi non plus” à propos du roman de Gracq.
C’est dans l’espace et l’histoire fictifs du Rivage qu’Alberto va chercher à trouver les clés de sa réalité. Pas évident : “J’en ai d’abord voulu à Julien Gracq de ne pas m’offrir les cartes et croquis nécessaires pour inscrire son récit dans l’espace.”
De nombreux clins d’œil jalonnent le récit. “L’usage immodéré et incompréhensible des italiques”, dans l’écriture de Gracq, devient pour le narrateur un jeu intriguant, qui nous transporte aussitôt dans un roman d’espionnage. On ne travaille pas au Quai d’Orsay, mais pour le Quai d’Orsay ! Quant au thème gracquien de l’attente, le narrateur le définit ainsi : “Une tension à peine perceptible, provoquée par une attente interminable. Un dénouement sans cesse repoussé et incertain.” On ne sait plus de quel roman on parle. Du Rivage ou de celui qu’on est en train de lire ?
Malmener le roman “intouchable”, s’en amuser, certes pour mieux le célébrer, surtout pour mieux s’en affranchir. Une fois la transgression littéraire assumée, la vérité peut éclater. On lira alors la fin du récit avec une vraie jubilation.
Je transgresserai les frontières, de Teodoro Gilabert, éd. Buchet-Chastel, 272 pp., 16 €, ISBN : 978-2-283-03060-8.