Cayenne, Quartier de la réclusion, de Pascal Guignard et Jean-Paul Marcheschi

Publié le 23/03/2020 par Jean-François Sabourin
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Cayenne, Quartier de la réclusion — un artiste (Jean-Paul Marcheschi), un écrivain (Pascal Quignard) et un photographe (Stéphane Meyer) se penchent sur le bagne en Guyane. Ils se trouvent devant la question d’Albert Londres : “face à ces lieux noirs et funestes, que peut l’art, que peut la mémoire ?” Lecture de Jean-François Sabourin. 

Ce livre est une seconde édition d’un ouvrage dans lequel les textes de  Pascal Quignard et Jean-Paul Marcheschi furent publiés une première fois en 2006, dans le catalogue Le Quartier de la transportation, qui accompagnait l’exposition éponyme au musée Denys Puech à Rodez. Dans l’atelier de peinture et de sculpture de Jean-Paul Marcheschi, cent trente-deux corps nus s’extrairont lentement de l’ombre, du feu et de la nuit, pour se dresser, par-delà la mort, et rappeler les cellules du camp de la Transportation de Saint-Laurent-de-Maroni. Les mots mettent en évidence le travail de la nuit et nous entraînent dans un vagabondage nocturne en compagnie des bagnards.

Jean-Paul Marcheschi rappelle combien il est “difficile, d’exprimer ce qu’on ressent. C’est atroce et magnifique à la fois.” Au crépuscule, les croyances populaires se mêlent aux récits d’horreur des condamnés aux travaux forcés parqués pendant un siècle derrière ses hauts murs. “L’artiste a besoin de fétiches”, insiste le sculpteur. “Il a le goût des signes, des traces, des formes. Le sens ici est secondaire, le déchiffrage se fait essentiellement par la vue, instance supérieure à qui il soumet tout.” Pour ajouter: “Ne pas chercher, au cours de ce travail, à réduire la charge de violence, d’indignité et d’horreur dont les murs du camp de la transportation portent encore la trace vive et hurlante – c’est leur terribilità –, bien au contraire. Une œuvre n’a pas à occulter mais à creuser – et aggraver – le sens brûlant dont elle tente de s’approcher qui toujours la menace.”

Le bagne, creuset de la cité de Saint-Laurent-du-Maroni, a connu plusieurs vies. En un siècle d’existence, 70 000 “transportés” et relégués débarqueront des cales des bateaux en Guyane. Des métropolitains, des Algériens, des hommes, mais aussi des femmes, tous d’origine modeste. Leur quotidien harassant était immuable. Les journées étaient rythmées par l’enfer de la déforestation ou l’édification de la ligne de chemin de fer... Sous une chaleur étouffante, la menace des maladies gastriques ou de la fièvre jaune était permanente. Tout était mis en œuvre pour casser les corps, instruments au service de la puissance coloniale. Les photos de Stéphane Meyer viennent renforcer cette atmosphère entre ombre et lumière. Jean-Paul Marcheschi commente : “Lors de la fuite magique aux Enfers, le héros jette derrière lui un peigne en os, un couteau en silex, un linge tissé. Dans un autre conte: un four, une charrette, une cruche. Dans un autre : un bâton, un Oiseau, une graine.”

À Saint-Laurent-du-Maroni, chaque rue rappelle ce lourd héritage, chaque bâtiment officiel de l’administration pénitentiaire abrite encore aujourd’hui des représentations de l’État français. Mais ce système concentrationnaire n’est devenu que tardivement un objet historique. Pour la plupart des Guyanais, le bagne, c’est une histoire de Blancs, mais en même temps, c’est quelque chose qui est au cœur de la ville. Pascal Quignard accompagne cet abîme stellaire par ces mots : “Façons de ressuscités – De la flamme à la pierre – J’avance dans la nuit de Guyane – Je me confie aux lieux noirs – Via di porre, via di levare – Là où peindre devient sculpter – Naissent les corps de cire, les bronzes, les oiseaux – Je suis d’après le désastre des images – Désastre dit hésitation entre la chair et l’astre – J’écris blanc sur noir le livre de ma vie – Peindre ceux qui sont sans nom – Je dois les peindre, je dois les nommer.”

Face à ces camps, dont Albert Londres écrivit “qu’on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité” et s’interrogeait “face à ces lieux noirs et funestes, que peut l’art, que peut la mémoire ?”, Pascal Quignard  et  Jean-Paul Marcheschi  évitent coûte que coûte les obscénités du style dans ce lieu de la mort.

Le temps a passé laissant place à la mémoire. Le majestueux manguier du camp, spectateur du désastre carcéral, voit désormais défiler les jeunes comédiens et amateurs de théâtre ouvrant une nouvelle page de son histoire. Une page de l'Histoire qui fit dire à Robert Badinter: “C’est bien un crime contre l'humanité qui a été commis entre 1941 et 1943.” Et de conclure avec regret: “Mais aucun de ses responsables n'a jamais été poursuivi ni sanctionné pour ces agissements.”

Cayenne, Quartier de la réclusion, de Pascal Guignard et Jean-Paul Marcheschi. Photographies : Stéphane Meyer, ART 3 Plessis Éditions, 81 p., ISBN  : 978-909417-39-4.

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