Nina Bunjevac nous entraîne du côté de nos penchants noirs avec une grande et belle maîtrise. Son roman graphique Bezimena, édité chez Ici Même, épingle brillamment un sujet difficile. Lecture de Patrice Lumeau.
Rares sont les livres où l’on revient en arrière pour admirer, à nouveau, les pages à peine tournées. Bezimena, est de ceux là . Et la puissance du dessin ne doit pas nous faire oublier la force de l’histoire. Le parti pris graphique de la narration s’établit d’emblée. Page de gauche le texte. Page de droite le dessin. Un seul dessin pleine page. Et pour ce qui est du rare texte, un ou deux phylactères blancs (trois au plus) sur un noir de ciel étoilé.
De ce parti pris en noir et blanc se dégage une atmosphère envoûtante. La qualité de l’impression n’y est pas pour rien. Sous titré “Une adoption moderne du mythe de Diane et Actéon” — Diane surprise au bain par Actéon, se venge du voyeur en le transformant en cerf —, le roman graphique de Nina Bunjevac nous livre une histoire moderne qui loin d’être un conte atteint la tragédie.
La grande qualité des images leur confère une aura qui n’est pas sans rappeler les peintures mystiques modernes. Entre mysticisme et image pieuse, chaque dessin est réalisé à l’encre. Flirtant avec l’hyperréalisme, le dessin demande à être fouillé du regard. Le trait ciselé évoque l’orfèvrerie. L’histoire se situe à une époque non déterminée, nimbant le récit d’une sorte d’exotisme érotique où flottent les ténèbres, un “temps de paix” évoquant furieusement l’entre-deux-guerres.
Benny n’est pas un petit garçon comme les autres. La main coincée à l’entrejambe, il regarde les petites filles bizarrement, notamment la petite Becky. Grandissant, ce penchant ne va pas lâcher Benny qui n’aura de cesse de se cacher, pour que “ces pensées ne sortent pas de sa tête”.
Nina Bunjevac nous piège avec un rare talent. De lecteur nous devenons voyeur, embarqué dans les fantasmes du jeune homme. Benny, un beau jour reconnaît Becky qui a bien grandi. Ce même jour il découvre un carnet de dessins mystérieux. Les images du carnet sont d’une troublante correspondance avec les fantasmes de Benny. Comme peuvent être troublantes les planches érotiques de la dessinatrice. Car plus on pénètre l’histoire plus un sentiment confus s’installe. Le conte poisseux peut basculer.
L’auteure distille, à travers une esthétique très maîtrisée, un puissant malaise. L’oscillation entre beauté et perversité est entretenue de mains de maître. À la fin du livre, prendre le temps de lire ce qui peut être considéré comme la genèse de cette histoire. Du voyeur au violeur, il y a peu. Avec ce récit pour adultes, Ninja Bunjevac interroge avec intelligence la place de l’image et sa puissance.
Bezimena, de Nina Bunjevac, Éditions Ici Même, 224 p., 29 €, ISBN: 9782369120476.