Autour de "Neige sur la forge" (Gallimard), nouveau livre de Jean-Loup Trassard.
Ăcoutons ces noms de lieu : OrgĂšres, Loiron, SoulgĂ©, La Croixille, JuvignĂ©, La JauliniĂšre. . . Nous sommes en Mayenne, dans les environs de Laval, et souvent prĂšs de Saint-Hilaire-du-Maine oĂč lâĂ©crivain Jean-Loup Trassard est nĂ© il y a 82 ans.
Lâauteur de Dormance et Des Cours dâeau peu considĂ©rables Ă©voque ces hameaux et ces villages, et dâautres bourgades encore, dans son nouveau livre au titre Ă la fois dĂ©licat comme un flocon de neige et rĂ©sonnant comme une enclume, Neige sur la forge.
Lâinspiration du livre vient du jour oĂč lâauteur passe en voiture devant la forge de son ami Alexandre. Les feux y sont allumĂ©s. âLe forgeron, Ă©crit Jean-Loup Trassard, nâavait pas allumĂ© depuis quelque temps . . . On ne se serre pas la main, les siennes sont occupĂ©es mais lâhomme Ă qui jâaime parler depuis longtemps se dĂ©tourne du feu pour dire : âCâest mon dernier jour que jâallume la forge.ââ
Nous voici Ă lâintĂ©rieur de lâatelier sombre oĂč Alexandre travaille depuis quarante-cinq ans. Ce vestige des temps rĂ©volus se trouve âun peu en retrait de la route, presque Ă lâentrĂ©e du bourg qui est plutĂŽt un hameau, rattachĂ© si lâon veut Ă la mairie de notre commune, avec une trĂšs petite Ă©glise et une Ă©cole pour peu dâenfants.â
LâĂ©crivain se rappelle lâĂ©poque oĂč il y avait âdeux Ă©piceries auxquelles les boulangeries concurrentes livraient leur pain, un cafĂ©-tabac, le charron, un marchand de cochons qui habitait lĂ , et encore quelques maisons, le cimetiĂšre par-derriĂšre lâĂ©glise.â Jean-Loup Trassard dresse le portrait de son ami avec un rĂ©alisme mĂȘlĂ© de respect et dâempathie. Souvent, dâailleurs, câest Alexandre qui raconte sa vie et lâauteur qui lâĂ©coute attentivement. Depuis son plus jeune Ăąge, ce forgeron a connu une vie rude â mais il lâaccepte. Il a Ă©tĂ© cinq ans prisonnier en Allemagne pendant la deuxiĂšme Guerre mondiale et longtemps apprenti et commis â voyageant de forge en forge dans la rĂ©gion â avant de devenir ce maĂźtre forgeron chez qui les fermiers des alentours apportent leurs outils pour les faire rĂ©parer. Le bon forgeron doit savoir faire, par exemple, encore plus que les âpointes de feuâ superficielles au ânezâ dâun soc usĂ©, câest-Ă -dire il doit chauffer ce ânezâ au feu jusquâĂ ce quâil devienne ârouge cerise, pas plusâ et puis ajouter de lâacier nouveau et remodeler le nez en pointe.
De trĂšs belles pages relatent en dĂ©tail comment Alexandre prĂ©pare les fers Ă cheval, prenant en compte les irrĂ©gularitĂ©s du sabot de lâanimal pour que le fer lui soit adaptĂ©. Ce forgeron Ă la fois modeste et hors pair a mĂȘme cautĂ©risĂ© un âlampasâ, tumeur qui vient parfois au palais des chevaux. Comme Alexandre lâexplique lui-mĂȘme :
âUn bonhomme me dit : ma jument Ăš nâmange point, Ăš magrit. Je lui regarde dans la goule : je sais ce quâelle a votâ jument, le lampas. Alors je lâai soignĂ©e et aprĂšs elle allait trĂšs bien. Le lampas, câest de la viande qui pousse au palais, plus longue que les dents. . .â
Ce qui tient du miracle dans ce livre, câest la langue. Comme le travail soignĂ© dâAlexandre, le style de Jean-Loup Trassard est tout de chaleur et de prĂ©cision. Une langue rugueuse comme des mottes de terre retournĂ©es, labourĂ©es â mais suave en mĂȘme temps.
Comme ces Ă©crivains grecs que lâauteur frĂ©quente â il insĂšre dans son rĂ©cit diverses anecdotes liĂ©es au mythe de HĂ©phaĂŻstos â, Jean-Loup Trassard sait ce que veut dire ârien de tropâ ; mais il est Ă©galement gĂ©nĂ©reux avec les mots, certains Ă©tant rares, oubliĂ©s ; il nous offre leur sens et leur Ă©motion.
Jean-Loup Trassard est peut-ĂȘtre le dernier Ă©crivain français Ă pouvoir citer aussi souvent des mots ou des phrases en patois (mayennais) sans que le lecteur ne pouffe de rire ou ne sâendorme. Loin de lĂ , nous tendons lâoreille. Ce qui est dit â a Ă©tĂ© dit â par Alexandre et ses semblables nous est, tout Ă coup, essentiel. Comme lâest Ă©galement la parole de cet Ă©crivain dont le dĂ©sir est de âmĂȘler forge et mots.â
Neige sur la forge, de Jean-Loup Trassard, Gallimard, 137 pp., 14âŹ, ISBN : 978-2-07-014938-4