Une vieille forge amie en Mayenne

Publié le 06/07/2015 par John Taylor

Autour de "Neige sur la forge" (Gallimard), nouveau livre de Jean-Loup Trassard.

Écoutons ces noms de lieu : Orgères, Loiron, Soulgé, La Croixille, Juvigné, La Jaulinière. . . Nous sommes en Mayenne, dans les environs de Laval, et souvent près de Saint-Hilaire-du-Maine où l’écrivain Jean-Loup Trassard est né il y a 82 ans.

L’auteur de Dormance et Des Cours d’eau peu considérables évoque ces hameaux et ces villages, et d’autres bourgades encore, dans son nouveau livre au titre à la fois délicat comme un flocon de neige et résonnant comme une enclume, Neige sur la forge.

L’inspiration du livre vient du jour où l’auteur passe en voiture devant la forge de son ami Alexandre. Les feux y sont allumés. “Le forgeron, écrit Jean-Loup Trassard, n’avait pas allumé depuis quelque temps . . . On ne se serre pas la main, les siennes sont occupées mais l’homme à qui j’aime parler depuis longtemps se détourne du feu pour dire : ‘C’est mon dernier jour que j’allume la forge.’”

Nous voici à l’intérieur de l’atelier sombre où Alexandre travaille depuis quarante-cinq ans. Ce vestige des temps révolus se trouve “un peu en retrait de la route, presque à l’entrée du bourg qui est plutôt un hameau, rattaché si l’on veut à la mairie de notre commune, avec une très petite église et une école pour peu d’enfants.”

L’écrivain se rappelle l’époque où il y avait “deux épiceries auxquelles les boulangeries concurrentes livraient leur pain, un café-tabac, le charron, un marchand de cochons qui habitait là, et encore quelques maisons, le cimetière par-derrière l’église.” Jean-Loup Trassard dresse le portrait de son ami avec un réalisme mêlé de respect et d’empathie. Souvent, d’ailleurs, c’est Alexandre qui raconte sa vie et l’auteur qui l’écoute attentivement. Depuis son plus jeune âge, ce forgeron a connu une vie rude — mais il l’accepte. Il a été cinq ans prisonnier en Allemagne pendant la deuxième Guerre mondiale et longtemps apprenti et commis — voyageant de forge en forge dans la région — avant de devenir ce maître forgeron chez qui les fermiers des alentours apportent leurs outils pour les faire réparer. Le bon forgeron doit savoir faire, par exemple, encore plus que les “pointes de feu” superficielles au “nez” d’un soc usé, c’est-à-dire il doit chauffer ce “nez” au feu jusqu’à ce qu’il devienne “rouge cerise, pas plus” et puis ajouter de l’acier nouveau et remodeler le nez en pointe.

De très belles pages relatent en détail comment Alexandre prépare les fers à cheval, prenant en compte les irrégularités du sabot de l’animal pour que le fer lui soit adapté. Ce forgeron à la fois modeste et hors pair a même cautérisé un “lampas”, tumeur qui vient parfois au palais des chevaux. Comme Alexandre l’explique lui-même :

“Un bonhomme me dit : ma jument è n’mange point, è magrit. Je lui regarde dans la goule : je sais ce qu’elle a vot’ jument, le lampas. Alors je l’ai soignée et après elle allait très bien. Le lampas, c’est de la viande qui pousse au palais, plus longue que les dents. . .”

Ce qui tient du miracle dans ce livre, c’est la langue. Comme le travail soigné d’Alexandre, le style de Jean-Loup Trassard est tout de chaleur et de précision. Une langue rugueuse comme des mottes de terre retournées, labourées — mais suave en même temps.

Comme ces écrivains grecs que l’auteur fréquente — il insère dans son récit diverses anecdotes liées au mythe de Héphaïstos —, Jean-Loup Trassard sait ce que veut dire “rien de trop” ; mais il est également généreux avec les mots, certains étant rares, oubliés ; il nous offre leur sens et leur émotion.

Jean-Loup Trassard est peut-être le dernier écrivain français à pouvoir citer aussi souvent des mots ou des phrases en patois (mayennais) sans que le lecteur ne pouffe de rire ou ne s’endorme. Loin de là, nous tendons l’oreille. Ce qui est dit — a été dit — par Alexandre et ses semblables nous est, tout à coup, essentiel. Comme l’est également la parole de cet écrivain dont le désir est de “mêler forge et mots.”

Neige sur la forge, de Jean-Loup Trassard, Gallimard, 137 pp., 14€, ISBN : 978-2-07-014938-4