Saint-Nazaire au sommet du triangle d'hiver de Julia Deck

Publié le 26/02/2016 par Guénaël Boutouillet
saint nazaire

Dans son deuxième roman, la jeune romancière nous parle de l’importance du port industriel de l’estuaire.

« Difficile de ne pas voir des animaux prĂ©historiques dans ces grues de chargement, ou des oreilles de chat dans ces balises Ă©chouĂ©es. Les installations industrielles sont prĂ©sentes dans le livre. On dirait parfois que les objets rĂ©clament leur statut de personnage. Ou peut-ĂŞtre que, si un livre tient par ses personnages, eux-mĂŞmes tiennent surtout par les objets qui les entourent Â», rĂ©pond Julia Deck en tendant ces photos, prises par elle Ă  Saint-Nazaire, durant les « repĂ©rages Â» prĂ©alables Ă  l’écriture de son deuxième roman. Une part importante de son rĂ©cit, Le Triangle d’hiver (Minuit, 2014), se dĂ©roule dans la citĂ© portuaire.

Prosatrice hors pair et architecte narrative très astucieuse, Julia Deck rĂ©vèle dans cette errance mĂ©lodramatique entre Le Havre, Saint-Nazaire et Marseille, un goĂ»t autant qu’une belle aptitude Ă  peindre les espaces, volumes et dĂ©cors urbains. Ainsi dĂ©crit-elle un Ă©minent symbole de Saint-Nazaire :

« Version dĂ©mesurĂ©e d’un bunker de la Deuxième Guerre, le monolithe prĂ©sente l’architecture aveugle des constructions gĂ©nĂ©ralement rĂ©servĂ©es aux mauvais rĂŞves ou Ă  la science-fiction, de sorte qu’on n’accepte pas volontairement sa rĂ©alitĂ©. Il oblige le passant Ă  stopper net, provoque chez lui le mĂŞme mĂ©lange d’attrait et d’effroi pour les choses très grandes, très hautes – une falaise, un prĂ©cipice (…). Un long cargo noir dĂ©file placidement vers le pont levant, qui s’oriente Ă  la verticale pour le rendre au large. Une fois qu’il a passĂ© l’écluse, elle revient sur l’esplanade et grimpe la rampe d’accès au toit. Ici le regard survole toutes les installations portuaires pour jouir d’une vue panoramique sur le fleuve et l’ocĂ©an. C’est un enchevĂŞtrement de tĂ´les et portiques, entrepĂ´ts, phares, bouĂ©es, balises, de navires aussi, dont un paquebot en construction sous le soleil dans une cale sèche. » 

ArchaĂŻque et rĂ©cente, massif mystère posĂ© en plein centre-ville, la base est un patrimoine et un emblème, ambigu, des charmes non moins ambigus de Saint-Nazaire. Elle est autant obstacle que point de vue vers la vastitude ocĂ©anique : un paradoxe de plain-pied, en somme.

Ni Le Triangle d’Hiver, ni Julia Deck, ne se sont entièrement consacrĂ©s Ă  Saint-Nazaire : Le Havre lui fait un contrepoint architectural, comme dans la structure mĂŞme du roman ; Marseille joue aussi un rĂ´le (car, au triangle, il faut trois sommets). Le patrimoine industriel, historique, maritime nazairien, fait quant Ă  lui dĂ©jĂ  l’objet de nombreuses Ă©vocations littĂ©raires ; la ville elle-mĂŞme est devenue un lieu pleinement littĂ©raire, grâce au remarquable travail de la MEET.

Mais les passages, suscitĂ©s, rĂ©sonnent, par leur prĂ©cision panoramique, par leur Ă©trange nettetĂ©, parmi les plus marquants qui se soient affairĂ©s Ă  dĂ©crire cet endroit hors du commun. 

Et la ville, pour l’auteure, fut bien plus qu’un dĂ©cor : une matrice, un fondement du livre – et ce, dès l’entame de l’écriture :

« Tout le livre est parti d'un repĂ©rage que j'ai fait Ă  Saint-Nazaire. Je n'avais aucune idĂ©e de personnage, mais je cherchais un dĂ©cor que j'estimerais Ă  l'opposĂ© du cadre parisien oĂą j'avais situĂ© mon premier livre. C'est-Ă -dire, de mon point de vue, un lieu ouvert, peu frĂ©quentĂ©, en suspens. Et c'est exactement ce que j'y ai trouvĂ©. Â»

Le roman nous place en lisière d’une jeune femme mallĂ©able, comme manquant de consistance, et pourtant très touchante. Le personnage est une sorte de vĂ©hicule Ă  Ă©motions et sensations, prĂ©texte au mouvement. Quel meilleur lieu de vie, alors, de confrontation au dehors et d’ouverture au monde, qu’un espace aussi marquĂ©, Ă  la fois massif et transitoire, que Saint-Nazaire :

« J’y ai aussi dĂ©couvert un espace paradoxal, Ă  la fois très ancrĂ© dans l'histoire locale et dĂ©territorialisĂ©, puisque les activitĂ©s portuaires sont tournĂ©es vers l'extrĂŞme mondialisation. Je me suis tout de suite intĂ©ressĂ©e Ă  l'identitĂ© du lieu, une question Ă  laquelle on n'Ă©chappe pas dans les villes dĂ©truites par la guerre. Chaque dĂ©tail rappelle l'effacement brutal, et une reconstruction tout aussi brutale, mĂŞme lorsqu'elle est rĂ©ussie. De Saint-Nazaire, je suis allĂ©e au Havre, et du Havre Ă  Marseille. Le travail a ensuite consistĂ© Ă  relier les points avec une intrigue, qui s'est dĂ©veloppĂ©e en miroir de mes petits voyages. »

Que la ville soit une question littĂ©raire et un moteur de fictions novatrices, d’Italo Calvino Ă  Philippe Vasset, la preuve nous en est rĂ©gulièrement faite. 

Avec Julia Deck, la description de Saint-Nazaire, décor autant trompe l’œil que 3D, atteint ici un sommet – sommet d’un Triangle dont la lecture révèle de multiples niveaux d’émerveillement.