Une poétesse russe à Saint-Gilles-Croix-de-Vie

Publié le 06/10/2015 par John Taylor

Nous sommes en avril 1926. La grande poétesse russe Marina Tsvetaeva (1892-1941) se décide à louer une maisonnette de pêcheurs, “Ker-Édouard”, avenue de la Plage, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie.

Désargentée, volontairement exilée de l’Union soviétique depuis quatre ans et vivant alors à l’étroit avec ses deux enfants à Paris, chez une amie russe qui en a trois, elle veut prendre le large.

Prendre le large — mais, comme elle le déclare au poète Boris Pasternak, le 23 mai 1926 : “ JE N’AIME PAS LA MER.” Pourquoi, alors, avoir choisi ce village vendéen? Selon les annotations incluses dans Vivre dans le feu, une anthologie regroupant des extraits de carnets et de lettres pour retracer la vie de Tsvetaeva, elle “nourrit depuis longtemps une sympathie pour la Vendée contre-révolutionnaire”. 

Ajoutons l’hypothèse qu’elle cherche aussi “trois heures de tranquillité par jour”, comme elle l’avoue à une autre amie, Anna Andreevna Teskova. Et surtout, elle s’acquitte d'un modeste loyer à “une vieille femme de soixante-sept ans et un vieux pêcheur de soixante-quatorze ans”, comme elle l’explique à Pasternak. Et elle ajoute :

“Ce n’est pas à la recherche de la Vendée que je vais, mais de toi.”

Cette citadine polyglotte, qui entretient une correspondance déjà enfiévrée avec Pasternak (lequel habite Moscou), n’observe point la vie quotidienne autour d’elle. À part quelques images simplistes — “les femmes portent des tourelles blanches et des sabots en bois” — et parfois sarcastiques — “des gamines en robes longues, sérieuses, portant des galurettes (précisément, -ettes !) — ridicules” —, il y a peu de traces, dans ses lettres, du village dans lequel elle s’est installée à l’époque.

C’est avant tout la poésie qui préoccupe Tsvetaeva, même quand elle fait des courses. “Aujourd’hui, en allant au marché, écrit-elle à Pasternak, m’est venue la définition exacte de la poésie lyrique et de la poésie épique. [. . .] Toi tu es un lyrique, Boris, comme on n’en a jamais vu et comme Dieu n’en a pas créé.”

Tsvetaeva et Pasternak se connaissent depuis 1922. Peu avant de s’installer à Saint-Gilles, elle lui fait parvenir l’une de ses œuvres majeures, Le Poème de la montagne. C’est alors que se produit une coïncidence déterminante. Le père de Pasternak, le peintre Leonid Pasternak, reçoit une lettre du poète allemand Rainer Maria Rilke, lequel exprime son admiration pour la poésie du fils, dont il a pu lire quelques extraits en français. Pasternak voit en Rilke un maître et répond aux deux poètes. Et dans sa lettre au poète allemand, il fait l’éloge de la poésie de Tsvetaeva. Rilke enverra alors quelques livres — dont son chef d’œuvre, Les Élégies de Duino — à la maisonnette de Saint-Gilles.

Commence un passionnant échange de lettres en allemand entre Tsvetaeva et Rilke, tandis que la correspondance en russe entre Tsvetaeva et Pasternak reprend de plus belle. Dans cette “correspondance à trois”, le tutoiement s’impose immédiatement, l’exaltation amoureuse aussi. Boris est amoureux de Marina, Rainer l’est également et Marina est amoureuse des deux. Rilke écrit même, début juin, une “Élégie pour Marina”, avec ce vers: “Les amants ne devraient, Marina, n’ont pas le droit d’en savoir trop sur le déclin. Il leur faut être neufs”. Rilke est mourant, et Tsvetaeva l’ignore.

Deux livres essentiels, Correspondance à Trois et la Correspondance 1922-1936 (avec Pasternak), préservent ces lettres prolixes, embrasées et foisonnantes de réflexions sur la poésie, lettres qui voyageaient presque quotidiennement entre Saint-Gilles et Moscou, et entre Saint-Gilles et la Suisse où Rilke est atteint de tuberculose. Peu de mois lui restent à vivre et sa dernière lettre date du 19 août. En octobre, Tsvetaeva quitte Saint-Gilles et emménage à Meudon. Le 1 janvier 1927, elle écrit à Pasternak : “Boris, nous n’irons jamais voir Rilke”.  Le même jour, elle ouvre son cahier et rédige une lettre au poète allemand disparu deux jours auparavant :

“Toi et moi, nous n’avons jamais cru à une rencontre ici-bas, pas plus qu’à une vie ici-bas, n’est-ce pas ?”   

Correspondance 1922-1936, Marina Tsvetaeva et Boris Pasternak, traduit du russe par Éveline Aloursky et Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, 688 pp., 38€, ISBN : 2-84545-111-3

Vivre dans le feu, confessions, Marina Tsvetaeva, traduit du russe par Nadine Dubourvieux, présenté par Tzvetan Todorov, Robert Laffont, 480 pp., 22€, ISBN : 978-2-221-09953-2

Correspondance à Trois, traduit du russe et de l'allemand par Lily Denis, Philipp Jaccottet et Ève Malleret, Gallimard-L'Imaginaire (n° 481), 336 pp., 8,50€, ISBN : 978-2-0707-68134

(Photo d'illustration : Statue de Marina Tsvetaeva par le sculpteur russe Zourab Tsereteli, à Saint-gilles Croix de Vie, site d'origine : http://madeleine-daniel.blogspot.fr/)