Les textes d’Eric Chauvier usent de la littérature pour renouveler des questions anthropologiques (et vice-versa) : cet enseignement nourrit également son goût des croisements inédits et féconds.
Eric Chauvier, auteur bordelais remarqué pour ses livres très originaux, à mi-chemin de l'enquête anthropologique et de l'autofiction, chez le non moins remarquable éditeur Allia, est un néo-nantais alternatif (un prof, quoi !) : il vit deux jours par semaine, depuis deux ans, dans la Cité des Ducs, où il vient enseigner l'anthropologie urbaine, à l’ENSA (école nationale supérieure d'architecture de Nantes.)
Pour faire connaissance avec ce grand lecteur, écoutons-le d'abord nous expliquer le contenu de son enseignement.
« Il tend vers deux axes. Le premier recoupe une sorte d’urban studies qui mêlent beaucoup de disciplines pour comprendre l’évolution actuelle des villes et, surtout, des territoires où la culture urbaine est absente (ma spécialité) : villages post-ruraux, villes post-industrielles. Tout ce qui est "post" ou "péri" quelque chose, soit l’impensé des villes ; là, l’expérimentation textuelle s’impose pour rendre compte d’une expérience de terrain marquée par l’étrangeté (…) Le second concerne les studios de projet ; là, mon apport, que j’ai nommé "dispositifs littéraires", consiste à travailler avec les étudiants, par le biais du texte, à mettre en forme de l’intuition née de l’expérience de terrain. »
On le voit, l'écriture et la littérature sont au coeur de sa recherche, de son enseignement. La réflexivité dont ses livres font preuve (il s'y met souvent en scène en position d'enquêteur, y compris dans les moments de vacillement, de doute, avec une ironie juste et drôle) était un indice. Ses réponses l'ont confirmé : voici un lecteur attentif, aux livres et à la façon dont ils nous arrivent.
Dans le lointain (le premier livre dont tu te souviennes) ? Et ensuite ?
C'est un livre pour enfant, fort logiquement, chez mes grands-parents, dans le guéridon d’une chambre. Un livre déjà usé, dans mon souvenir, peuplé de sirènes qui m’éveillent alors à l’érotisme et à et à la monstruosité - plus proche d’Andersen version originale que de Disney donc. Il s’est évidemment perdu avec le temps ; je l’ai souvent cherché lorsque je revenais dans cette pièce. Mais en vain. C’est peut-être mieux ainsi.
Ensuite, j'ai lu ; beaucoup de livres, bons et mauvais, très bons et très mauvais. J’ai grandi dans une incapacité certaine à discerner la qualité qu’aujourd’hui j’accorde à l’histoire littéraire. Mes parents s’étaient inscrits à France Loisir (quel beau titre !) ; ils possédaient des poches des années 50 (Michel Déon, Henri Troyat) qui côtoyaient des oeuvres ‘‘grand public’’ (Les ritals de Cavanna) ou érotiques (Xaviera Hollander). Un jour ma mère m’a abonné à une revue, Les grands écrivains. Chaque magazine était accompagné d’un livre en faux cuir bleu nuit : Maupassant, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Baudelaire, Poe. Chaque mois, j’en découvrais un nouveau. Mon adolescence a aussi été marquée par un cadeau qu'elle m’avait fait : René Char en Pléiade. J’avais entendu Pivot l’évoquer à Apostrophe. C’est le livre qui m’a véritablement fait débuter ce qu’il convient d’appeler une collection.
L'adolescence, temps-charnière – te rappelles-tu d'un livre-déclic , de ceux qui dévient une voie, ou la créent ?
Il m’a fallu attendre d’avoir 20 ans et de rencontrer des gens cultivés pour lire Thomas Bernhard et Arno Schmidt, qui ont réellement changé ma façon de concevoir la littérature, la recherche, et la vie en général. Avant, c’est un livre de cette fameuse collection bleu nuit, un livre de Joseph Conrad, Typhon, que j’ai lu vers 15 ans sans comprendre immédiatement son importance pour mes recherches à venir.
Au chevet, en voyage – les livres compagnons
Sur la table de nuit, on trouve le dernier Daniel Clowes (une sorte de génie graphique édité chez Cornélius, comme Charles Burns ou, avant lui, Robert Crumb), Patience, qui est à mon avis un chef d’oeuvre ; le Journal de Jules Renard. Sur ma table de travail : des ouvrages de Benjamin et Adorno, le yin et le yang de la négativité. Dans ma valise : Trans Atlantique de Gombrowicz. En attente de traitement, il y a des livres qui pourraient me réconcilier avec cette époque : les dernier d’Hélène Frappat et Philippe Vasset, ceux d’Arno Bertina.
En ce moment, je lis le dernier livre de Bruce Bégout, On ne dormira jamais, qui débute par un pacte de fiction assez classique avant de le torpiller par le choix parfaitement étrange des situations décrites. Cela conduit le lecteur à une expérience philosophique inédite et passionnante. Je le lis sur un petit bateau, à Nantes, où je vis une partie de la semaine. Je le lis la nuit quand je ne peux pas dormir, ce qui arrive toutes les nuits (le titre du livre de Bruce n’y est pour rien). J’alterne ces lectures littéraires avec des ouvrages de sciences humaines, en ce moment L’inconscient politique de Fredric Jameson. Je cherche des connexions improbables ; j’hybride, je ‘‘traficote’’ des lectures pour créer, en tant que lecteur, des sortes de créatures littéraires.
Et puis il y le plus grand écrivain tchèque vivant qui accomplit ce miracle à chaque nouveau livre, Patrick Ourednik - il parle à la fois comme un conférencier de détails apparemment sans importance, et comme un poète de la fin du monde (l’inverse est possible et souhaitable selon lui). Il perturbe mes repères en matière de science et de poétique, et aussi d’échelles. Il est enfin parfaitement drôle et régénère le champ littéraire.