Elle feuillette un carnet noirci de phrases qu’elle note au fil de ses lectures. Elle s’arrête sur l’une d’elles, tirée de Mourir et puis sauter sur son cheval, de David Bosc. « Seul me porte vers les livres le désir d’y trouver ce que je ne soupçonnais pas, et c’est pourquoi je déteste les faiseurs de bouquins, de romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort, de pièges à souris. »
C’est comme ça, avec les mots des autres, constamment renouvelés par ses lectures, qu’elle définit la littérature, sa littérature. Elle, c’est Christine Tharel, responsable de l’action culturelle et de la communication de la bibliothèque municipale d’Angers.
Elle détestait les bibliothèques
Une passionnée de littérature qui travaille dans une bibliothèque… Rien d’incongru. Pourtant, Christine Tharel avoue sans détour que, enfant, elle détestait les bibliothèques. « Des lieux tristes où il fallait payer des amendes quand on rendait les livres en retard. » À la maison, « il n’y avait pas de grande bibliothèque, mais ma mère aimait lire et était abonnée au Grand Livre du Mois ».
Le déclic, c’est en classe de CE2. Chaque semaine, pendant l’heure consacrée à la lecture, il y a cette histoire d’enfants sur une île déserte. « Je ne me souviens même plus du titre ni de l’auteur. » Mais le plaisir de lire devant toute la classe, Christine Tharel s’en rappelle très bien, ainsi que l’impatience de connaître le prochain épisode.
C’est ainsi que les romans d’aventures, comme Capitaine Courageux de Rudyard Kipling ou L’Île au trésor de Robert L. Stevenson, constituent sa porte d’entrée dans le vaste champ de la littérature. Les récits de voyages, Annapurna premier 8 000 de Maurice Herzog ou les récits de mer d’Éric Tabarly, prennent logiquement le relais. Jusqu’à L’Usage du monde, de Nicolas Bouvier. « Un coup de cœur, un vrai livre culte ! Je conseille vivement ! Il y a quelques années je l’avais invité à la bibliothèque, mais il n’a pas pu venir. J’ai conservé sa lettre de refus précieusement ! »
« Ça donne le vertige ! »
Ses études de lettres à Rouen prolongent ses premiers pas en littérature. C’est l’époque de la « lecture utile » : la découverte des grands classiques de la littérature française et étrangère. Marquée par Stendhal, Proust et Dostoïevski, Christine Tharel y fait également la connaissance de Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Samuel Beckett ou encore Nathalie Sarraute, les noms déjà célèbres d’une littérature contemporaine plus confidentielle.
Mais son véritable apprentissage, finalement, et sans minimiser l’apport de ces années estudiantines, c’est en bibliothèque qu’elle va le faire. Destinée à une carrière dans l’enseignement, Christine Tharel est vite aiguillée sur une autre voie par une documentaliste inspirée qui lui suggère un tout autre métier : bibliothécaire. Elle débute à Nevers avant d’intégrer la bibliothèque municipale d’Angers en 1992. « J’étais face à un fonds de 30 000 livres. Ça donne le vertige ! J’avais l’impression de n’avoir rien lu. J’avais beaucoup de lacunes à combler… que des lacunes à vrai dire. »
Alors elle se lance dans l’exploration de ce nouveau monde. Au fil des rentrées littéraires, des rencontres avec les auteurs, de ses recherches, elle se constitue ses « propres repères », sa « propre bibliothèque ». S’y côtoient Modiano, Le Clézio, Duras… et des écrivains français moins connus comme Louis Guilloux par exemple, mais aussi des auteurs de la littérature étrangère, notamment américaine (Philip Roth, Jim Harrison…) ou italienne (Erri de Luca).
Elle y réserve également une large place aux auteurs invités à la bibliothèque municipale ou accueillis à la résidence d’écriture dont elle a la charge, sans oublier les écrivains locaux comme Frédérique Germanaud, Antoine Emaz, Élisabeth Filhol, Alexandre Seurat…
Parallèle
Aujourd’hui, forte d’une culture littéraire qui a nécessité du temps pour se construire, Christine Tharel ne choisit plus « un livre complètement au hasard sur la table d’une librairie ou à la bibliothèque. Je réponds toujours à un ou plusieurs critères : un auteur ou un éditeur dont on m’a parlé, ou sur lequel j’ai lu un article, cité par un autre écrivain dans une rencontre. »
Elle évoque entre autres Haruki Murakami qui, dans son livre Autoportrait d’un auteur en coureur de fond, établit un parallèle entre travail d’écriture et course à pied. Un parallèle qu’elle reprend volontiers à son compte car elle se sent elle-même pleinement une lectrice de fond (et de fonds).
Vivre des vies que nous ne vivrons jamais
À l’écouter parler de la littérature, de ses coups de cœur, de son parcours de lectrice, une question point inévitablement : ne serait-elle pas tentée elle aussi de prendre la plume à son tour et d’apporter sa petite pierre à l’édifice ? Bref, de passer de la lecture à l’écriture ? « Non, affirme-t-elle. Le lecteur de fonds a la trouille, il n’a rien à dire ! » N’y a-t-il pas pourtant, dans le ton de sa voix, comme une envie d’emboîter le pas de ceux qu’elle admire ? La question reste en suspens tandis qu’elle saisit son carnet pour citer à nouveau les auteurs qui la touchent. Mais c’est avec ses mots que l’entretien s’achève : « La littérature nous aide à vivre, nous permet de vivre des vies que nous ne vivrons jamais… »