Derrière ses pages, le livre cache bien plus qu’une intrigue et des personnages : une succession de choix réalisés par tous les acteurs concernés : lecteur, libraire, éditeur, auteur… Le travail et la créativité d’un seul individu se transforment alors en œuvre collective.
C’est d’abord l’œil qui capte un titre, le nom d’un auteur, une couverture attirante, intrigante ou saisissante. C’est ensuite la main qui caresse l’ouvrage, parfois le retourne d’un geste rapide puis s’en saisit pour lire la 4e de couverture, argumentaire ou supplique pour vous convaincre de ne pas rater ce livre-là. Si le doute s’installe, les deux mains sont nécessaires pour feuilleter et lire les premières pages. Si l’impression est négative, l’objet prétendument littéraire sera reposé sans ménagement avec une énergie à la mesure de la déception. Un ouvrage publié et exposé sur l’étal ou l’étagère d’un libraire, n’est pas forcément un Livre, a fortiori le bon.
D’un auteur à l’autre, d’une humeur à l’autre
Le livre cristallise toute une série de choix, le plus apparent étant celui opéré par son futur lecteur. Mais comment celui-ci – et souvent celle-ci, tant les femmes sont des lectrices plus régulières que les hommes – sélectionne-t-il ses lectures ? Si certains de ces critères affleurent assez vite – le prix, la notoriété d’un auteur, le côté « vu à la télé ou entendu à la radio », le bouche à oreille, l’essentiel des raisons qui poussent à choisir un livre est une concentration de raisons très personnelles.
Il y a lecteur et lecteur. Interroger ceux qui ont simplement la passion de lire sans y être aucunement obligé donne souvent l’impression d’écouter des voyageurs qui, d’un livre à l’autre, parcourent des univers. Anne Méner, grande lectrice et documentaliste, insiste sur l’importance de « l’état d’esprit du moment » dans le choix de ses lectures : « Parfois, j’ai simplement envie de livres faciles et rapides à lire, et d’autres moments je m’attaque à de gros bouquins plus difficiles et plus longs. Certaines fois, je ne peux pas lire, je n’ai pas envie de rentrer dedans ; ce n’est pas la peine de lire si on n’est pas réceptif, on prend le risque d’être déçue. » Anne pousse plus loin ce lien entre lecture et état d’esprit par ses listes de livres : « Je me fais des listes quand j’entends parler de bouquins, ça me permet d’aller les chercher en bibliothèque. Avoir quelques bouquins d’avance à la maison, c’est un aiguillon pour avancer plus vite ma lecture car un autre livre m’attend. À la fin du livre que je lis, j’aurai le choix entre plusieurs autres styles : je choisirai dans quoi je vais me plonger en fonction de l’humeur. »
Nathalie Caillibot, blogueuse et enseignante, explique aussi : pour lire, j’ai besoin de « m’installer dans une lecture », d’avoir une heure ou une heure et demie et j’ai besoin d’être allongée : lit, canapé, fauteuil, jardin (être assise, non !). Je ne lis jamais au bureau, lire me permet de décrocher du boulot et des tâches domestiques. C’est très rare que j’abandonne un livre : je cherche toujours à lui donner sa chance et puis… je l’ai acheté ! Je lis souvent des gros bouquins, et l’intérêt peut venir progressivement. Tout livre mérite d’être lu. La lecture, pour moi, c’est tout ce qu’on n’a pas vécu, ça offre tous les possibles. C’est du cinémascope ! »
Une place pour chaque lecteur
Le lecteur, la lectrice n’avance pas seul(e) pour défricher la jungle des livres – 589 romans pour la seule rentrée littéraire de 2015 ! Outre ses propres coups de cœur et les conseils de ses proches, il dispose d’un professionnel, le libraire, pour l’orienter dans ce maquis. Le 1er octobre, Charlotte Desmousseaux a ouvert à Nantes sa librairie La vie devant soi et a une idée bien précise du rôle du libraire : « Le libraire est là pour accompagner les gens dans leur parcours de lecteur. Ils livrent des indices : leur univers, leurs habitudes de lecture, ce qu’ils ont lu et aimé. Je cherche à savoir jusqu’où mettre la barre. Il y a toujours moyen de faire, de trouver un livre pour un client. » Quel doit alors être le rôle de ce professionnel : aller dans le sens de ce que les gens veulent ou suggérer d’autres choix ? Selon Charlotte, « il n’y a pas de bonne ou de mauvaise littérature, il y a une place pour chaque lecteur. L’important, c’est que les gens lisent. »
Le libraire lui-même doit effectuer ses propres choix quand il constitue son fonds documentaire. Quels critères entrent alors en ligne de compte ? Pour réfléchir à sa librairie de quartier, Charlotte Desmousseaux a mené une étude de marché pour connaître la composition sociologique des quartiers avoisinants et comprendre les goûts littéraires de ses futurs clients. Elle a aussi ajouté sa touche personnelle : « Pour constituer mon propre fonds, j’ai regardé celui de certaines librairies de même surface (65 m2). J’ai repris leur assortiment et j’y ai ajouté mes lectures personnelles, puis les meilleures ventes et les incontournables des éditeurs. Enfin, je me suis faite aider aussi par des spécialistes de chaque genre littéraire proposé dans ma librairie. »
Concilier choix objectifs et subjectifs
Dans le cas d'une bibliothèque, la sélection des livres repose sur une combinaison de critères tout aussi complexe. La mission de service public impose de n’oublier aucun public, comme l’explique Jocelyne Ragou, responsable de la politique documentaire à l’agglomération de Saumur : « Un fonds de bibliothèque publique se doit avant tout d'être attractif mais aussi utile pour le plus grand nombre. Il doit être composé en priorité de documents grand public, mais ne pas négliger de proposer une littérature plus élitiste et de promouvoir les petits éditeurs. » Comment combiner des choix objectifs et d’autres forcément plus subjectifs ? « Toute la difficulté est là, reconnaît cette spécialiste. Il faudrait s'en tenir aux principes de la charte des collections et de la politique documentaire. Donc des choix objectifs. Pari impossible à tenir. On voit bien en prenant du recul que la subjectivité est inconsciemment toujours là. D'où l'intérêt de constituer des groupes d'acquéreurs et de tenir des réunions de concertation pour varier la composition de notre fonds. »
Désherber, le choix du renoncement
Le mot est courant chez les bibliothécaires et documentalistes, et souvent déroutant pour le non initié : désherber, c’est choisir de retirer certains documents (livres, CD, DVD…) des rayonnages pour faire place à de nouveaux ouvrages. Ce « bannissement » se décide bien entendu en fonction de critères précis : l'état physique du document, son âge, son taux de rotation (nombre de prêts dans une période donnée), sa redondance avec d’autres titres, son adéquation avec la politique d'acquisition. Classiques et incontournables gardent toutefois leur place même s’ils sont moins consultés.
Autre professionnel pour lequel la question du choix est primordiale, l’éditeur. Le crédo des éditions Donner à voir, installées au Mans, est la poésie. Alain Boudet, responsable éditorial de cette maison d’édition, détaille les critères qui président à la sélection des manuscrits : « Nous publions 3 à 5 livres par an. Les manuscrits qui ne correspondent pas aux critères techniques (nombre de poèmes trop important, par exemple, nos livres ne comptant au plus qu’une soixantaine de pages), esthétiques (nous ne publions pas de poèmes de facture classique, ou d’écrits abscons ou égocentriques) sont écartés d’emblée. Ceux qui sont conformes à notre ligne éditoriale sont mis en lecture “à l’aveugle” auprès de cinq membres du groupe. Il faut que trois d’entre eux donnent un avis favorable pour que le manuscrit soit retenu. »
Comment définir précisément cette ligne éditoriale ? « Nous avons le souci d’une poésie lisible, précise Alain Boudet, parlant la langue de chacun tout en ayant l’originalité d’une voix. Il est vrai, quand on regarde notre catalogue, que beaucoup des titres sont liés à ce que l’on pourrait appeler « la nature », et à ce qui fait l’homme. » Arrive-t-il à un éditeur de faire des mauvais choix ? « Nous n’avons jamais regretté d’avoir publié un titre. Mais il est vrai que certains livres restent dans les cartons, par manque d’investissement des auteurs, par exemple. Devant l’absolu silence des médias au sujet de la poésie, les auteurs et nous-mêmes sommes les seuls médiateurs qui permettent de faire connaître nos livres. »
Auteurs à demeure
Les organisateurs de résidences littéraires (collectivités – villes, départements, régions – ou association de promotion de la littérature) s’impliquent de manière tout aussi passionnée pour promouvoir leurs choix.
L’exemple de la résidence d’écriture au prieuré de Vivoin, dans la Sarthe, est à ce titre particulièrement représentatif. Damien Grelier, directeur adjoint de la bibliothèque départementale de la Sarthe et responsable de l’action culturelle, en dessine les grandes lignes : « Nous avons constaté que l’écriture était le parent pauvre des résidences d’artistes et nous avons voulu combler ce manque. L’idée de la résidence est simple : permettre à un artiste de poser un regard sans a priori sur un territoire, une population, et permettre une rencontre entre l’auteur et des lecteurs. Le territoire qui s’inscrit dans la pratique de l’artiste est valorisé. »
La première édition en 2015 a accueilli l’auteur de BD Sébastien Vassant, et la prochaine en 2016 s’ouvrira à l’écriture et la photographie, avec la venue d’Emmanuel Darley en lien avec la collection « Raconter la vie » des éditions du Seuil. Le choix des artistes a été mûrement réfléchi, comme l’explique Damien Grelier : « Le premier artiste a été choisi avec nos réseaux personnels, puis, pour la deuxième édition, nous avons eu recours à l’appel à projet pour sortir des réseaux des uns et des autres. Sur 100 dossiers, 15 étaient intéressants et nous avons retenu 4 candidats que nous avons rencontrés. » Les heureux élus sont des auteurs déjà édités à compte d’éditeur – c’est une garantie – et dotés d’une expérience personnelle de mise en œuvre d’opérations de médiation culturelle et de transmission. » Pas d’artiste réfugié dans sa coquille, donc, mais un écrivain ouvert aux autres et à un territoire.
Quand l’auteur choisit l’histoire… ou le contraire
Et les auteurs dans tout ça ? Leurs livres constituent eux aussi une série de choix – thème, intrigue, personnages, interactions – plus ou moins conscients. À la question : « Comment choisit-on l’histoire d’un livre ? », les réponses des auteurs sont très diverses. « C’est elle qui me choisit », concède Pierre Guicheney, écrivain et réalisateur. Ses productions laissent malgré tout affleurer certains de ses choix : des préoccupations ethnologiques et anthropologiques, sa prédilection pour les mondes magiques, son goût pour le travail avec les photographes le mènent à l’écriture.
Pour Didier San Martin, journaliste et romancier, la démarche est construite différemment, en tous cas dans un premier temps : « Je travaille à avoir la bonne histoire avant de commencer la rédaction : il doit y avoir une intrigue, des rebondissement et des vraisemblances. Je bâtis le déroulé de l’histoire, certaines choses paraissent fortes ou pas, on se lance ou on attend. Le déclic se fait quand j’ai une grosse cohérence, de la dynamique. Je mets plusieurs années avant d’imaginer. »
Joseph Holcha, auteur d’un premier roman et de « textes courts caféinés » sur son blog, a une approche encore différente : il intègre à ses histoires « un sujet de fond, grave, comme le dépassement de soi, un sujet me touche profondément et une histoire “de surface” captivante et/ou drôle, avec des rebondissements, des tensions, des personnages atypiques.
Enfin, Francis Mizio, auteur de nombreux ouvrages (romans, e-books, nouvelles, bandes dessinées, livres pour la jeunesse…), explique comment il choisit de se lancer dans une « bonne » histoire : « je recherche un effet "fractal" : au travers d'elle, en "micro", on doit retrouver une problématique capable de prendre une dimension universelle. Pour « plaquer » le lecteur au fauteuil, je recherche aussi une originalité de structure, de ton, un point de vue sur le monde... »
Chacun reconnaît aussi l’importance du cadre d’écriture, l’importance de ne pas être dérangé grâce à un cadre familier, tranquille, voire spécifique (« pas de fenêtre ou de porte derrière moi ! »).
Dans un dernier domaine, vital pour l’écrivain, le choix est tout relatif : si les romanciers rêvent tous d’être publiés chez les éditeurs les plus prestigieux, la réalité est souvent moins rose et un livre, surtout s’il s’agit d’un premier roman, peut très bien ne pas trouver preneur. Il restera à l’auteur une solution, actuellement très en vogue : se « choisir lui-même » avec l’auto-édition. Appâté par les arguments percutants de ces plateformes, celui-ci peut en effet trouver la formule tentante, surtout si elle lui permet de dépasser la déception de ne pas avoir été repéré par un éditeur professionnel. Mais l’efficacité de l’auto-édition est très incertaine : même si l’auteur pense ainsi être diffusé sur toute la planète, son ouvrage sera noyé parmi des milliers d’autres et l’auteur a peu de chances d’être repéré par le public. En outre, le procédé – et l’auteur qui s’y résout – évincent éditeurs et libraires, les plus fidèles soutiens du livre. Le choix pour l’auteur consistera peut-être alors à ne pas céder à la facilité… et à remettre l’ouvrage sur le métier !