Dire la poésie?

Publié le 25/09/2015 par Bernard Bretonnière
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Le débat n’a jamais cessé de faire rage dans le milieu poétique : La poésie doit-elle être dite à haute voix, et dite par ses auteurs ou par des comédiens?

 

Voici donc un livre qui, sans prétendre répondre à une question indéfiniment susceptible de faire apparaître des positions opposées, recense quantité d’expériences et de partis pris. Il est le fruit d’un colloque organisé en 2013 par l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne et le Centre International d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine (CIEREC) qui lui est rattaché. Partant, il n’échappe pas à une écriture majoritairement universitaire, écriture rendant parfois ses textes ardus, abstraits ou confinés dans des analyses principalement théoriques et n’échappant pas au jargon de la corporation – on se familiarisera ainsi avec les adjectifs “auctorial” (de, par l’auteur) ou “aural” (ressenti par l’ouïe).


N’empêche, on retiendra plus d’une information ou réflexion intéressante au fil de ces 383 pages. De contribution en contribution, le livre retrace jusque dans le détail un historique de la poésie dite à partir d’événements précisément étudiés. À commencer par les conceptions de Stéphane Mallarmé qui s’interrogeait sur la pertinence à donner une représentation orale du texte sur scène plutôt qu’à le lire mentalement sur la page. Mallarmé qui, avec Un coup de dé n’abolit pas le hasard, avait réalisé une forme de mise en scène typographique de son poème, revendiquant par là sa préférence de la mise en page sur la mise en voix. Pourtant, à Paul Valéry, le poète lut son texte, mais “à voix basse, égale, sans le moindre ‘effet’, presque à soi-même”. Mallarmé évoquait avec mépris les “gens de théâtre” et Valéry écrivait : “La voix humaine me semble si belle prise à sa source que les diseurs de profession me semblent insupportables.” Les questions qu’ils posent alors ne sont autres que : La perception par l’ouïe n’est-elle pas inférieure à la compréhension mentale par la lecture? Tout poème peut-il subir l’épreuve de l’oralisation? À l’exemple de ces aînés, rares vont être les poètes à s’accommoder des lectures données par des comédiens, lectures souvent emphatiques, trop expressives, suspectées de “caricaturer” ou de “profaner” la poésie.


Au début du siècle, les enregistrements des Archives de la parole, avec Ferdinand Brunot, vont offrir un nouveau mode de diction de la poésie auquel se prêtent Guillaume Apollinaire, Émile Verhaeren ou Paul Fort. Suivra l’apparition de la poésie dite sonore avec Dada et Albert-Birot. Sitôt après la Deuxième Guerre mondiale, marquée par la poésie de la Résistance, la radio offrira un médium supplémentaire à la poésie avec principalement Jean Tardieu et Claude Royet-Journoud qui choisiront de rompre avec le mode déclamatoire. C’est à cette époque qu’Henri Michaux – expliquant par ailleurs qu’il ne peut écrire qu’à haute voix – demande des “lectures sans voix” et conspue toute théâtralisation : “Prière aux comédiens de s’abstenir”. Pierre-Jean Jouve et bien d’autres campent sur le même refus. Julien Gracq, sans exclure les comédiens, souhaite une “voix blanche départicularisée au maximum” et André Pieyre de Mandiargues “la façon la plus simple et la plus neutre”.


Restent les expériences, alors nombreuses, où le poème devient matériau (“prétexte” disent les réfractaires) de la création d’autrui, un compositeur de musique par exemple ; Michaux en fera les frais avec Pierre Boulez, lequel reconnaîtra son échec. Jacques Roubaud deviendra alors l’un des artisans et des théoriciens d’une nouvelle manière de lecture publique à la française avec une voix “détimbrée, aussi neutre que possible”. Contre la “diction de conservatoire”, l’époque revendique alors le “non expressif”, le “désubjectivé”.


Dans le même temps, aux États-Unis, naît la poésie beat (avec Allen Ginsberg en chef de file) qui, par une oralisation revendiquée, entend recréer le poème écrit. Partout dans le monde, les lectures publiques de poésie vont commencer de se généraliser sur scène au milieu des années 1970, les poètes arrachant aux comédiens, dont la façon est jugée affectée, ce qu’il leur restait de monopole dans l’exercice. Pour eux, seul le poète, par sa présence physique de lecteur qu’il ajoute à la présence physique du texte, comme le note Jean-Marie Gleize, peut garantir la dimension intime de son texte : il est “nature” quand le comédien serait dans l’artifice. Le poète rejette ainsi l’exhibition à laquelle peut se prêter, complaisamment, le comédien. Pour leur répondre et, en quelque sorte, différencier le mauvais comédien-diseur du bon, Jacques Copeau fera remarquer que, la diction poétique étant différente de la diction théâtrale, il convient de “réprimer les attitudes scéniques du comédien”. Les lectures publiques vont se multiplier dans les années 1980, bien au-delà de la sphère des “poètes sonores” (Henri Chopin, Bernard Heidsieck), les poètes-diseurs défendant une voix “neutre” et “blanche” ou s’engageant dans des performances (utilisant parfois le nom de “poésie-action”) qui ajoutent au texte musique, danse, arts plastiques, vidéo ou multimédia.


Mais certains poètes, comme Denis Roche, s’opposent encore à toute lecture orale quand d’autres (peu pris en compte dans l’ouvrage – pensons à Yves Charnet, Jean-Pierre Verheggen ou Jacques Darras) préfèrent s’en remettre à des comédiens. De Mallarmé, donc, jusqu’à Pierre Alféri, Emmanuelle Pireyre ou Jean-Patrice Courtois, ce volume revient opportunément, pour nourrir un interminable débat, sur plus de cent ans de rapports entre poètes et mise en voix de la poésie.


Dire la poésie?,
[Contributions de Arnaud Bernadet, Elisa Bricco, Vincent Broqua, Olivier Gallet, Jean-Marie Gleize, Maud Gouttefangeas, Abigal Lang, Michel Murat, Carrie Noland, Céline Pardo, Jean-François Puff, Thierry Roger, Jacques Roubaud, Anne-Christine Royère et Éric Suchère.]
sous la direction de Jean-François Puff (Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2015, 383 pages, 24 euros, ISBN 978-2-35018-367-1)