Aux quatre orients le fleuve, de Luce Guilbaud

Publié le 15/12/2015 par Claire-Neige Jaunet
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"Je me souviens de ce que je n'ai pas encore vu."

Ce lieu étrange qui serait fait de quatre orients, Luce Guilbaud, dans une courte préface, précise qu'elle n'y est jamais allée. C'est un lieu suggéré par la mémoire familiale, "nourri de lectures et d'images". Et elle en vient à dire : "Je me souviens de ce que je n'ai pas encore vu."

Cette curieuse mémoire du jamais vu nous conduit vers un ailleurs exotique et contrasté, fait d'îles et de forêts, de rizières, de moussons, de ponts de lianes, de termitières, de bambous, de banians, de bougainvilliers, de frangipaniers, de "lotus somptueux", de marchés où "les vendeuses installent leurs tissus leurs bijoux" et où se côtoient "parures" et "ordures". C'est un pays fait de "kilomètres de pauvreté", où  "les rues s'habillent de safran", où le moine mendiant quête son grain de riz.

Pour illustrer cette exubérance, Luce Guilbaud s'en tient à trois dessins à l'encre : du noir, du gris, du blanc, des taches et des lignes.

Car il n'est pas question de se perdre dans un dépaysement enchanteur, de s'émerveiller "d'autres lieux pour d'autres réalités", "d'autres foules d'autres regards d'autres paroles d'autres nourritures". Ce voyage au pays des quatre orients, c'est au contraire la révélation du "même" : le "même sang" des hommes et des femmes, le  "même appétit", le "même désir d'être deux". Ainsi, dans ce lieu où les repères spatiaux se sont brouillés ("le ciel n'a pas de direction") règne un "inconnu familier" dont le fleuve peut devenir l'emblème : seul son nom, Mékong, est bien connu de nous. 

Plus qu'un fleuve, c'est une allégorie du temps : "il vient du fond du monde" et il raconte des histoires "du temps qui dévore" avec son impassible "puissance d'oubli". Tout se noie dans ses reflets. Sur ses rives "fragiles" la vie recommence chaque jour, et poursuit son cours, avec des beautés ou des violences qui reviennent. Il est un "décor étincelant" où le passé a été absorbé et où attendent "mille vies non vécues". 
Miroir du temps, le texte égrène avec une régularité de métronome des quatrains dont le dernier vers est écrit en retrait : peut-être une manière de différer l'achèvement, la "disparition" — mot qui clôt le recueil.


Si voyage il y a, c'est le "voyage possible de l'autre soi-même", qui nous entraîne "toujours plus loin" en notre pays intérieur. On s'y reflète et on s'y mire, et le fleuve qu'il accueille est en nous.

 

Luce Guilbaud, Aux quatre orients le fleuve, Ed. Vagamundo, juin 2015, 53 pp., 13 euros, ISBN 979-10-92521-07-8

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