Après la galerie de femmes de son premier recueil, Selon elles (qui lui a valu le Prix de la Nouvelle de la Ville d’Angers en 2010), Sylvie Dubin offre aux lecteurs un recueil tout aussi composé, mais dans un registre très différent.
On est, ici, souvent proche d’un fantastique littéraire et « insolite », comme le qualifie Myriam Boucharenc dans la préface. Chacune des quatorze nouvelles se situe entre rêve et réalité et repose sur un écart par rapport à la norme ou la logique dans les actes les plus simples de la vie quotidienne. Écart aussi par rapport aux codes et aux genres littéraires. Écart de langage enfin qui génère souvent l’histoire elle-même.
Ainsi dès la première nouvelle, le titre ("Le chagrin dans la peau") et le nom du personnage (Valentin Azerty) renvoient le lecteur au fantastique balzacien. Et aussi au conte de fées puisque la machine à écrire chinée dans une brocante possède le don de "dire la vérité" et que chaque phrase écrite est aussitôt exaucée… Mais pour trouver le vœu ultime avant l’usure du ruban, il faudra quitter le fantastique en revenant à la réalité et à la situation initiale.
Écart également par rapport aux mythes quand dans une nouvelle proche de la science-fiction, "Mutatis mutandis", le mythe biblique de la création est inversé. Quand Gabriel, ancien torero et nouveau Thésée, inverse le mythe du minotaure dans les "passages circulaires" et le labyrinthe des arènes dont il est devenu le gardien. Ou quand à la faveur d’"un froissement de voile", c’est Galatée qui crée littéralement le sculpteur.
Écart enfin par rapport aux codes et aux genres quand dans la nouvelle centrale (le recueil étant composé en miroir) "In folio", le personnage se retrouve dans le décor d’un roman policier qu’il a lu autrefois et où personnage et lecteur sont invités à chercher "derrière le rideau".
Avec ces écarts et ces petits décalages, l’auteur laisse du jeu, crée un espace où le sens peut s’insinuer et le lecteur faire preuve de perspicacité et d’imagination. Qu’il s’agisse du jeu de piste ou du jeu de mots, d’une enquête policière ou d’une quête de sens, le lecteur est invité à déchiffrer, à décoder ce qui s’écrit à l’envers du texte, "derrière le rideau". Pour cela, il doit lire dans chaque mot, dans chaque écart la trace laissée par l’auteur. Un peu comme les cailloux du Petit Poucet pour retrouver son chemin.Ainsi la deuxième nouvelle joue sur la polysémie puisque l’histoire se construit sur les trois acceptions du mot « empouse » : insecte, spectre et fausse idée.
Pour d’autres, onomastique et anagramme sont autant d’indices de lecture. Dans « À corps écrit », le personnage qui voit sa peau se couvrir de lettres, de mots, de « phrases-Babel » qui mêlent des langues inconnues… s’appelle Lentiret (anagramme de "lettrine")… Quant au double qui parasite la vie du narrateur qui voulait se suicider, il s’appelle Anderich (ander-ich : "l’autre-moi" en allemand).
Enfin, si la contrepèterie finale dans "Les scélérates" peut être une aide secondaire pour le lecteur, le jeu palindromique présent dans les onze sous-titres de la très borgésienne "Prophétie des miroirs" est essentiel pour sa compréhension.
Avec son lot de miroirs, de doubles, de cercles et de labyrinthes, on se trouve bien dans un univers fantastique. Mais au-delà des clins d’œil évidents à Borgès et Cortazar, dans cette bibliothèque infinie qui se tient à l’envers de ce recueil, il y a aussi des références à des livres et des auteurs imaginaires qui ne doivent pas faire oublier que l’humour est aussi un forme d’écart, une prise de distance par rapport au réel.
Ce faisant, à la manière d’un Raymond Roussel qui livra la clé de ses romans dans son ouvrage intitulé Comment j’ai écrit certains de mes livres, Sylvie Dubin lève le voile ou le rideau en nous livrant métaphoriquement quelques secrets d’écriture et quelques leçons de lecture. Qu’elle en soit ici remerciée !
L’Empouse et autres écarts, Sylvie Dubin, Éditions Paul & Mike, 258 p., 15 €, ISBN : 978-2-36651-059-1