Il existe des textes un peu perdus dans des volumes recueillant divers écrits disparates. C’était le cas de L’Ardoise magique de Georges Perros.
On ne pouvait plus le trouver que dans le volume trois de Papiers collés, chez Gallimard, après une première publication, sur trente-deux pages, en avril 1978, par les Éditions Givre – épuisée, rare et très chère...Il était donc fort opportun de republier ce texte dans un livre séparé, ce que vient de faire l’éditeur nantais L’Œil ébloui . Avec pertinence et intelligence puisque cette nouvelle édition très soigneusement mise en page et typographiée ajoute deux inédits de commande, à savoir un poème liminaire – d’une belle simplicité amicale – de Michel Butor et une postface de Bernard Noël, que suit une utile Genèse de l’édition, par Gaëlle Guillamet-Metz, reprise de la revue Europe (n° 983, mars 2011).
Dédiées « aux laryngectomisés », ces « notes d’hôpital », comme les appelle lui-même Perros, qui tenaient sur vingt pages dactylographiées, sont consacrées à la découverte subite (« c’est grave », « c’est emmerdant ») et au traitement de son cancer. Le style, immédiat et lapidaire, est celui du journal, en succession de phrases brèves, souvent sans verbes. À Lorand Gaspar, l’auteur que l’on apprécie tant pour la concision de ses aphorismes précise avoir écrit « aussi sèchement que possible ».
Georges Perros, bientôt cinquante-quatre ans, va mourir, il le comprend. La première préoccupation de l’écrivain est alors de faire disparaître "certains cahiers remplis de conneries." Souvent dans ces pages, pointent l’humour, la dérision, l’ironie. L’écrivain, le malade ne se prive pas de critiques sur le milieu médical et hospitalier, bien peu amène et compatissant, racontant par exemple la succession des piqûres ratées, le manque d’humanité de certains médecins, les infirmières "rogues" et "de mauvais poil"...
Perros ne cache pas avoir bu et fumé : "Vin ? Tabac ? Pas mal des deux, mon lieutenant. [...] Le mal [...] se développe sur terre accueillante." Il dit, sans jamais s’apitoyer sur lui-même ni verser dans le pathos, la condition de l’opéré qui vient de perdre la parole : "Vous n’êtes plus un homme. [...] Impression d’être un chien. [...] Il ne lui manque que la parole." Les autres sont devenus des "parlants" tandis que "les mots montent jusqu’à mes lèvres / sans pouvoir en franchir l’ourlet. [...] Plus moyen de l’ouvrir. [...] Comme un oiseau en pépie. [...] Écrire devient nécessaire." En effet, ne reste plus, pour communiquer avec les autres, que l’écriture sur une ardoise... magique, jouet drôlement détourné. Sinon, roter, même Molière, mais l’ancien comédien n’est "pas doué" pour l’exercice. Le rapport à autrui se modifie : "Je ne parle plus. Alors on ne me parle plus. [...] Depuis que je suis muet, on me parle comme si j’étais sourd."
Ainsi, Georges Perros, qui n’avait jamais été un grand bavard et haïssait les mondanités, s’interroge-t-il plus généralement sur la parole humaine, "atrocement fardée, vieille belle, tuméfiée, pédante, démagogique", le "bla-bla-bla". Et, sans jamais se fourvoyer dans la description clinique – et égotiste – de son état et de sa situation, ses réflexions débordent le champ de la maladie et de l’histoire personnelle pour s’intéresser aux destinées de l’homme et à sa condition. Dans les dernières pages qu’il donne, Perros reste, irréductiblement, un écrivain.
(Et L’Ardoise magique ainsi qu’un choix de textes tirés des trois volumes des Papiers collés ainsi que du volume Pour ainsi dire (Éditions Finitude) viennent de paraître en anglais chez Seagull Books.
Georges Perros, L’Ardoise magique, Nantes, L’Œil ébloui, 2014, 70 pages. ISBN 978-2-9541432-4-8. 15 euros.