Le jeu vidéo est un jeune média, qui en un demi-siècle est devenu un produit culturel majeur. Il a créé des codes, inventé ses héros, produit des chefs d’œuvres et continue de toucher un public toujours plus large. Désormais, les institutions lui ouvrent leur portes et les médiathèques s'y intéressent de près en proposant des espaces dédiés. Retour sur la rencontre "Patrimoine du jeu vidéo : quels enjeux ? quels acteurs ?" à la médiathèque Diderot de Rezé.
Ronan Viaud (responsable du service patrimoine et mémoires de la Ville de Rezé) et Laura Portevin (responsable du pôle des actions culturelles de la Médiathèque Diderot) ont accueilli :
- Bertrand Brocard, fondateur de Cobrasoft et président de l’association Conservatoire national du jeu vidéo
- Vincent Baillet, ancien de Loriciel et Sony, aujourd’hui consultant et représentant d'Atlangames
- Philippe Ulrich, co-fondateur du studio Cryo
Si la construction d’un patrimoine est le fruit d’une lente sélection, celle du patrimoine vidéoludique est dictée par l’urgence :
Urgence face à la masse et la diversité des matériaux produits par cette industrie, au carrefour de la création artistique, technologique, sonore et visuelle. Dans ce domaine, les initiatives sont privées, souvent des associations, au premier rang desquelles se trouvent MO5.COM, Silicium ou Le Conservatoire National du Jeu Vidéo. Si les deux premières s’intéressent principalement à l’objet matériel et technique, l’association fondée par Bertrand Brocard œuvre à rassembler les documents d’archive : carnets de croquis, lignes de codes, notes d’intentions, comptes-rendus de réunion, correspondances...
Collecter, classer, conserver et communiquer, telles sont les missions du CNJV, qui admet la difficulté devant l’ampleur de la tâche et en appelle à un prise de conscience de l’industrie.
Cette industrie qui fait peu de cas de son propre patrimoine, par manque d’intérêt ou méconnaissance, mais aussi car certaines archives relèvent tout simplement du secret.
Urgence également devant la course du temps. L’ère des pionniers est finie, mais comment sauvegarder les anecdotes, témoignages et récits de première main ? Le livre apporte un élément de réponse, sous la forme d’entretiens (en France, citons notamment le travail des éditions Pix’n Love ou Omaké Books).
Mais comment valoriser des auteurs que leur propre industrie s’acharne à effacer ? Hormis quelques grands noms, dont le parcours confine parfois au storytelling, qui connaît les hommes et les femmes derrière les illustrations ? les orchestrations ? le level-design ? le scénario ? Contrairement au cinéma ou à la musique, qui valorise ses grands créateurs, le jeu vidéo prône souvent une œuvre collective.
Cette reconnaissance du statut d’auteur est chère à Philippe Ulrich, lui -même issu du monde de la musique. Le créateur de « l’Arche du Captain Blood » (1988) estime que c’est ce manque de reconnaissance qui explique en partie le désintérêt de ses pairs dans la construction de ce patrimoine.
Urgence enfin face à l’obsolescence des supports. Les jeux vidéo sont intimement liés aux progrès de la technologie et de l’informatique, en perpétuel renouvellement : les supports sont voués à êtres sauvegardés indépendamment de leur contenu, qui tôt au tard sera illisible. Aujourd’hui, la meilleure réponse consiste à numériser le code contenu sur ces disques, disquettes et cassettes, mais le matériau originel n’est plus consultable au quotidien.
Et cette problématique se pose d’avantage encore avec la dématérialisation, car une fois la plateforme de vente ou la console de jeu inopérante, la copie du jeu est perdue également. Or, une part importante de la proposition de jeux, pour ne pas dire la plus fertile en matière de créativité et d’originalité, n’est désormais disponible que sous forme dématérialisée.
Face à l’immensité de la tâche, les acteurs associatifs sont en attente de réponse des pouvoirs publics. Après des premiers signaux encourageants, comme le projet de Cité du jeu vidéo à Lyon (finalement avorté) ou la nomination au rang de Chevaliers des Arts et Lettres de plusieurs acteurs français et internationaux en 2006 et 2019, le champ de la préservation du patrimoine vidéoludique est toutefois resté l’apanage d’initiatives privées.
Pour Bertrand Brocard, l’implication des pouvoirs publics est rendu plus difficile encore que l’intérêt porté au jeu vidéo est très variable selon les ministères. La BnF toutefois, par le biais du dépôt légal qui s’impose à toute la production de jeu au format physique en France, joue en partie un rôle de sauvegarde, bien qu’il ne s’agisse pas du sens premier de sa mission.
Comme l’audiovisuel a l’INA, la musique la SACEM, le jeu vidéo attend toujours d’être porté au niveau national par une institution publique.
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Article du Monde "Le jeu vidéo acquiert ses lettres de noblesse"