Rencontre avec Emmanuel Ruben autour de la tribune et de la pétition "pour une intermittence des arts et lettres : une utopie concrète et réalisable".
Une utopie concrète ? Cette accroche aux trompeuses allures d'oxymore est celle d'une tribune publiée fin mai, dans Libération, devenue une pétition, réclamant pour les artistes et auteurs l'accès à un régime d'intermittence comparable à celui du spectacle.

Les tribunes et interventions se sont multipliées ces derniers mois, émanant de nombreux acteurs de l'écosystème du livre, affectés individuellement et collectivement par la crise. Cet arrêt brutal et imposé a été le révélateur de situations de précarité spécifiques au secteur (dont Mobilis s'est fait l'écho), ainsi que de dysfonctionnements structurels. Cette tribune-ci bénéficie des précédentes, et de nombreux échanges, durant ces quelques mois de gestation confinée. Ce qui lui permet, effectivement, d'allier hauteur de vue et pragmatisme.
Une intervention née d'échanges et des circonstances
Quand le confinement est arrivé, Emmanuel Ruben s'est d'abord plongé dans l'écriture, mû par l'angoisse et comme obligé par ce reclus forcé, écrivant tôt le matin, et travaillant à la Maison Gracq l'après-midi. Puis, "frappé par l'atomisation de la société, par l'intensité de nos solitudes", il a été requis par un vif besoin d'échange, via les réseaux sociaux. Quelques colères satellites (l'autorisation de la chasse, la réouverture de parcs d'attraction, alors que l'ensemble de la filière culturelle est à l'arrêt) ont ravivé cette réflexion, qui le taraudait de longue date, quant aux moyens de subsistance des artistes-auteurs et à leur statut toujours trop flou.
Un trajet personnel
"L'intermittence, j'y pensais depuis longtemps (et n'étais pas le seul). Pour autant, il n'y a pas de besoin immédiat pour moi". Emmanuel insiste sur ce point, sachant sa "situation privilégiée : j'ai un emploi à temps partiel, qui plus est dans la même sphère, je ne pointe pas en usine, ne suis plus prof de lycée".
Mais cette double fonction, d'auteur et d'hôte, a encore aiguisé sa perception de la situation de ses pair.e.s :
"Ayant essayé quelques années de vivre de mes droits d'auteur, grâce aux bourses CNL, aux résidences, j'ai constaté que je ne tiendrais pas longtemps... Puis, en tant que directeur de la maison Gracq, qui est une résidence d'auteurs, c'est-à -dire une chambre d'échos, un endroit où ceux-ci expriment librement leurs humeurs et états d'âme, j'ai pu mesurer cette difficulté partagée".
Une voix collective
Le premier appel pour composer cette tribune s'est fait sur Facebook, aussitôt nourri de commentaires et d'apports précieux... 
Le journal n'offrant que quelques colonnes, contrainte imposant de la clarté, le texte s'est concentré sur trois points : 

- la reconnaissance de la valeur du travail créatif des artistes-auteurs (par des contrats prenant en compte le temps de travail et les cotisations chômage) ;
- la préconisation d'un seuil annuel à partir duquel ils se verraient ouvrir des droits à l’intermittence ;
- le rassemblement et la réorientation des fonds consacrés à l’aide aux artistes-auteurs, ainsi qu'une taxe sur la vente des œuvres du domaine public, idée soufflée par Vincent Message et défendue en son temps par Victor Hugo.
On le voit, les demandes sont concrètes, chiffrées – ce sont ces qualités qui peuvent aider à être entendus, et permettre à cette utopie d'avoir des incidences dans le réel.
Une adresse solennelle
La tribune s'adresse à nos gouvernants, ce qui n'a pas manqué de faire réagir :
 "J'ai été critiqué sur cette adresse introductive. Mais souvent les tribunes n'ont pas d'adresse, les rendant mal lisibles et infructueuses. J'ai utilisé la formule "Protecteur des arts et des lettres", reliée à Charlemagne et François 1er. Je pense que le rappel de cette filiation doit faire sens, pour un homme politique, et dans notre Histoire commune".
Et maintenant ? Et ensuite ?
La pétition et la tribune font parler, les réactions sont nombreuses, diverses. Négatives, elles portent sur des considérations souvent symboliques : "Les auteur.e.s ont une vision parfois assez aristocratique de leur art." Positives, elles émanent de catégories sociales assez nettes, notamment d'auteurs femmes, et jeunes, témoignant en ce sens aussi d'une évolution sociologique comparable à celle du reste de la société.
Emmanuel Ruben souhaite la tenue d'"Etats généraux des arts & des lettres", pour lesquels la M.e.l s'est engagée ; il se réjouit d'avoir "un peu secoué le cocotier", et espère qu'on pourra y "reparler du rapport Racine, vite enterré (dont certaines de nos recommandations sont tirées)". Et, "pragmatiquement, déboucher sur une prise de conscience qui viserait à faire perdurer au-delà de ces quelques mois l'aide exceptionnelle du CNL et de la SGDL".