Cinquante poèmes brefs, comme cinquante stations pour un chemin de croix
Et les croix sont de bois, on le comprend bientôt : c’est de guerre qu’il s’agit, et sans doute entre toutes parce qu’elle est “Grande” dans sa durée et son horreur, celle de 14-18. Elle n’est évoquée que par touches discrètes distillées au fil du texte : “cratères”, “son du clairon”, “coups des pilons”. Autant dire qu’il faut suivre l’auteure station après station pour entendre “les coups de feu du jour” et “la rumeur / ruminante dans les champs / où sont tombés les hommes”. La boue envahit peu à peu le texte, comme elle l’a fait dans les tranchées, expression métaphorique d’une guerre qui dilue tout paysage, perturbe l’ordre du monde : chute des maisons, des fruits, des chevaux et des oiseaux, chute du ciel. Et “les hommes tombent” aussi, “s’entassent les uns sur les autres”, “se poussent toujours plus dans les profondeurs”, jusqu’à l’enfouissement définitif – “leurs tombes”.
Dans ces ténèbres, les couleurs disparaissent, sauf celles des fleurs : pâquerette, bouton d’or, coquelicot enfin, dont on sait qu’il est le symbole du premier conflit mondial :
à la bouche remonte ce goût
de fleurs séchées coquelicots
loin le tableau de Monet où
dames et filles en chapeau
cheminent sur les bords
Sur le Chemin des Dames — loin des “dames” qui “cheminent” —, s’ouvraient en effet ces corolles rouges sang dans les retournements de la terre criblée d’obus. Ces fleurs “qui se donnent au jour / crient sous le poids des soldats”, Cécile Guivarch choisit donc, cent ans après, d’en fleurir son tombeau poétique.
Fleurs des champs pour des morts au champ d’honneur, fleurs sauvages et sans apprêt. Le recueil est tout en ellipses, en ruptures, en suspens de sens. C’est que la violence laisse mutiques ceux qui l’ont subie, tout comme ceux qui en héritent : les soldats “s’écorchent la langue”, “en avalent leur langue”, et finissent, après s’être “terrer”, par “se taire tout à fait”. De même l’auteure a-t-elle besoin de ponctuer chaque poème d’un blanc, silence laissé au verso de sa page. Il faut pourtant tâcher de redonner une voix — mais toujours murmurée et comme empêchée — à ceux qui se sont tus : “ils ont des choses à souffler / L’histoire continue de battre”, lit-on au centre même du recueil.
Au bout du chemin de croix, des hommes ressuscités au sens premier du mot, c’est-à-dire relevés, debout dans nos mémoires :
s’il faut
leur interdire de tomber
qu’ils soient droits comme les arbres
immobiles
vers le ciel
Travail de transmission donc, peut-être pour ces enfants qui jouent dans le sable à l’ouverture du recueil, et qui, à sa clôture, “conservent sous leurs ongles / les graines de la terre”. Germe de vie tiré de l’ensevelissement même. Ce délicat recueil d’invocation des morts est ainsi dans le prolongement du travail poétique de Cécile Guivarch, qui s’est donné pour tâche de tendre l’oreille aux murmures des disparus, les siens (dans le beau récit Renée, en elle paru aux éditions Henry en 2015), comme les nôtres.
Cécile GUIVARCH, S’il existe des fleurs, poèmes, L’Arbre à paroles, 107 pp., 12 €, ISNB : 978-2-87406-604-7